ft. Mads Mikkelsen
Dans la vie, je suis...
Et voilà comment j'en suis arrivé là.
Il avait toujours aimé chanter. De jour comme de nuit, en travaillant ou en se reposant, Jehan entonnait ses mélodies préférées, qu'il retenait de tête à l'aide d'une mémoire pour le moins développée. Souvent, on le considérait avec amusement et une pointe blasée.
Ses parents, aubergistes de leur état, le considéraient comme un doux rêveur et le rappelaient régulièrement à l'ordre. Arrête de bâiller aux corneilles. Cesse de regarder par la fenêtre. Ne chante plus ces mélodies idiotes. Ils comptaient sur lui pour prendre leur suite, mais Jehan ne rêvait que de liberté. Les murs pierreux de l'auberge l'étouffaient.
Sa timidité, son excentricité et sa maladresse l'écartaient des autres enfants du village, mais Jehan n'était pas complètement ostracisé. Il avait une amie, une très précieuse amie. Elle s'appelait Nellie, elle était un peu plus âgée que lui et prenait toujours sa défense quand on cherchait à l'embêter.
Jehan n'aimait pas se battre. Il était naïf, innocent, là où Nellie était tout à fait capable de comprendre les intentions cachées des gens et de dégainer ses petits poings pour se faire respecter. Très vite, Nellie était devenue le "chevalier servant" de Jehan, qu'on moquait et traitait de "Princesse".
Mais Jehan n'en avait cure. Il se fichait d'être protégé par une fille. Il appréciait la compagnie de Nellie, prenait plaisir à être à ses côtés et rougissait chaque fois qu'elle l'encourageait à chanter, à lui faire part des airs qu'il composait dans sa tête, à ses heures perdues...
Les années passaient. Les sentiments de Jehan à l'égard de la jeune demoiselle évoluaient, passant d'une profonde amitié à un amour dévot. Ses pensées étaient occupées par l'image de l'adolescente, par les souvenirs qu'ils partageaient tous deux... Mais ils n'étaient pas destinés à être ensemble. Les parents de Jehan s'y refusaient.
Nellie n'avait jamais été riche, mais la mort de ses géniteurs, frappés par une maladie, l'avait mis à la rue. Mendiante, d'abord, puis prostituée. Souvent, elle accomplissait son office dans une des chambres de l'auberge de la famille Videlis.
Les tenanciers ne pouvaient décemment pas imaginer leur fils s'acoquiner d'une... d'une fille de joie ! Leur auberge ne pouvait tout de même passer sous la houlette d'une telle personne... A coup sûr, elle finirait par y installer un réseau, quelque chose de pas très net, et leur établissement tomberait définitivement en disgrâce.
Jehan ne s'est pas battu pour obtenir l'approbation de ses parents. Il savait que cette lutte serait inutile. Mais il aimait profondément Nellie et souhaitait plus que tout la sortir de la rue qui semblait être la seule issue pour elle. Alors, il réunit ce qu'il possédait en économies, prépara minutieusement leur départ et s'enfuit avec Nellie.
Ils s'installèrent dans un autre village, Jehan usant de son argent pour trouver un logement décent et quelques bêtes à élever. La vie n'était pas toujours facile, mais elle était libre. Libre et apaisée. Nellie ne se donnait plus sans le vouloir. Elle disposait de son corps comme elle l'entendait. Jehan, quant à lui, avait échappé à ce futur qui lui était semblable à une prison.
Jehan était un jeune homme timide et innocent, plus désireux de passer des heures à écouter sa femme et à chanter pour elle qu'à éprouver pour elle des désirs charnels. De toute manière, même si tel avait été le cas, il n'aurait jamais pressé Nellie. La jeune fille avait besoin de temps pour se défaire de son passé et Jehan était tout disposé à le lui offrir. Tout ce dont elle avait besoin. Sa seule présence le satisfait pleinement.
Le labeur endurcit Jehan. Il avait toujours besoin de Nellie pour lui rappeler qu'il n'avait pas à être exploité et que le monde pouvait parfois être mauvais, mais il était en mesure de se défendre. Il n'était plus ce garçon pleurnichard pour lequel Nellie devait se salir les mains. Il pouvait la protéger. Lui offrir la vie qu'elle méritait. Du moins, c'était ce qu'il croyait...
Les années avaient passé. Lentement, doucement, Jehan et Nellie avaient commencé à envisager la possibilité d'une famille, d'enfants à élever. Mais le passé avait rattrapé Mrs Videlis lorsqu'une vieille connaissance croisa son chemin par hasard, un ancien client...
Le couple fut piégé, à l'abri des regards. Jehan tenta de défendre Nellie, mais il fut pris en traître par un coup de couteau, qui creva son oeil. Abruti par la douleur, affaibli par la blessure, il fut impuissant à empêcher le pire. Nellie se débattit, de toutes ses forces, et son attitude lui valut la mort. La mort.
Lui s'en était sorti. Ils le croyaient décédé, à se vider de son sang, mais Jehan avait été sauvé par un habitant du village, arrivé après la bataille. Il avait survécu. Et Nellie était morte, emportant avec elle le bonheur de son époux, sa joie de vivre, leur futur ensemble... A 32 ans, Jehan était veuf. Veuf et animé par une seule perspective : la vengeance.
Il avait à peine attendu d'être guéri pour se lancer dans cette quête. Il avait traqué cet homme et ceux qui l'accompagnaient, incapable d'oublier les traits de son visage, ce qu'il avait fait subir à l'amour de son existence. Il l'avait trouvé. Et il l'avait tué. Lentement, douloureusement.
Des enfants l'avaient pleuré. Il était un père. Il était un mari. Et toute la colère de Jehan fut remplacé par un profond sentiment de dégoût envers lui-même, pour ce qu'il venait d'accomplir. Il avait prêté l'oreille à ce qu'il y avait de pire en lui, par chagrin, par fureur, par folie destructrice. Nellie n'aurait pas approuvé son comportement.
Il n'était pas retourné chez lui. Jehan avait voyagé, à la recherche d'une raison à son existence. Muet, enfermé dans sa tristesse et ses regrets, sa passion pour la chanson lui avait permis, au bout de quelques mois, de s'ouvrir à nouveau aux autres. Lui qui, jusqu'alors, jouait les mercenaires en échange de quelques sous, abandonna la voie du guerrier pour se consacrer à la musique.
Il voyageait, chantait, récoltait quelques sous. La faim et la soif le frappaient régulièrement, mais tout cela n'était que juste châtiment. Jehan méritait les souffrances, les épreuves, les difficultés. Du moins, c'était ce qu'il estimait...
Il allait là où le vent le portait, sans réflexion, sans but, cherchant simplement un sens à sa vie. Ses pensées étaient peuplées du souvenir de Nellie, qu'il chérissait toujours de cet amour sans égal. Souvent, il l'entendait. Parfois, il la voyait. Il croyait sentir ses bras le serrer, sa voix lui murmurer des choses à son oreille... Elle était là. A ses côtés. Toujours.
Nellie était sa muse. Il louait sa beauté au travers de ses chansons, sa vivacité d'esprit, les anecdotes de leur enfance. Elle ne le quittait jamais vraiment, malgré la mort qui les séparait. Il continuait à l'aimer comme au premier jour, d'une passion inextinguible.
La lumière lui vint au sein de la ville aux Milles Tours, Lorgol. On nota la qualité de ses performances, ses muscles, son allure intimidante... Il lui fallut peu de temps pour être abordé par un membre de la Cour des Miracles, qui lui sentait un véritable potentiel.
Jehan n'était ni voleur ni mendiant et encore moins taillé pour l'espionnage. On l'imaginait assez peu jouer de ses "charmes" pour attirer le chaland. Mais il pourrait trouver sa place au sein de la Caravane des Plaisirs. Protégeant le convoi et ses occupants, tout en offrant une distraction par la beauté mélancolique de sa voix et de ses textes...
Jehan trouva une famille. Une mission. Quelque chose à faire de sa vie, des gens à protéger, à préserver... Il n'avait pas hésité à accepter. Cela fait maintenant neuf années qu'il évolue dans tout le continent, escortant la Caravane, les fils et filles de la Caravane. Neuf années qu'il est accepté, aimé, estimé.
Zélé, Jehan protège les fils et filles de la Caravane, veille à ce qu'aucun mal ne leur soit fait, préserve leur dignité et leurs limites. Nellie aurait été fière de lui... Elle devait l'être, en vérité. C'était ce qu'elle lui soufflait, quand elle lui apparaissait. Je suis si fière de toi.