Une lueur de curiosité brilla dans le regard de Bastien, à m’entendre évoquer les paysages de Sombreciel. Je les visualisais à nouveau, comme si c’était moi qui m’y étais promenée, des années durant, mille ans en arrière… Ils devaient être bien différents aujourd’hui, en vérité. « Vesper est originaire de Sombreciel. » Je revins à la réalité, le fixant à nouveau. « Je l’ai rencontré, il y a mille ans de ça, quand le Sablier du Temps nous a renvoyé dans le passé. Les souvenirs que nous gardons de Sombreciel sont bien différents des tiens. » C’était presque une éternité qui nous séparait, mais je chérissais ces souvenirs qui me revenaient dans mes rêves, à courir dans ces forêts sombres, à la lueur de l’aube et du crépuscule, le firmament se réverbérant sur la surface des lacs. Ils étaient plus doux, plus magiques, plus silencieux, que les souvenirs que je conservais moi-même de Sombreciel, hantés par la guerre, la peur et la haine.
Je continuais pensivement de caresser le plumage de la griffonne, avant qu’elle ne pose son bec contre mon épaule, plus impérieuse. Je baissai le regard vers elle, un peu surprise, avant que Bastien ne me confirme ses intentions. Mon sourire s’étira, amusée. Je descendis ma main sous son bec pour lui gratter, l’observant fermer les yeux de contentement. Un puissant soupir retentit derrière moi en réponse, ébouriffant mes cheveux. J’haussai un sourcil vers Mirage qui avait reposé sa tête entre ses grosses pattes de lézard. Ne me dis pas que tu veux des gratouilles, toi aussi ? Sans façon. Oh ? Voilà que ce gros lézard était jaloux !
J’arrêtai après un temps pour répondre à Bastien, d’un haussement d’épaules. « Parce qu’un Belliférien en Cibella, c’est comme un Cielsombrois en Outrevent. Ça fait tâche dans le décor. » J’arrivais presque à ne plus sauter sur la moindre de ses remarques, avec une susceptibilité à toutes épreuves. Je fis la moue, quand il me demanda si je connaissais bien Ansemer. Comme si j’étais du genre à changer de duché sur un coup de tête ! Bon, sans doute que oui. « Un peu. » J’avais fréquenté des Chevaucheurs originaires d’Ansemer, entre Neve et Lucas, même s’ils n’avaient rien des truands arnaqueurs que l’on décrivait bien souvent. « Au moins, leurs crêpes sont bonnes. » Et déguster une crêpe en terrasse, sur le port, c’était presque un rêve… Simple, mais authentique.
Je croisai les bras, en haussant un nouveau sourcil, alors que Bastien me mettait en garde. Ah oui ? Il avait trouvé le bon moyen de me rendre attentive, à me faire croire qu’il allait lâcher des informations compromettantes sur son compte. Et, ma parole, ça ressemblait presque à une déclaration d’amour fraternel… Je n’aurais pas cru l’entendre un jour tenir ce genre de propos. « C’est moi ou tu viens de dire que j’étais la plus mignonne et insupportable des petites sœurs et que tu ne m’échangerais pour rien au monde ? Ah non, ne dis rien de plus, je préfère ma propre version. » Je lâchai un bref rire, en réponse.
Je me rapprochai de mon dragon pour lui gratouiller le museau, malgré son grondement qui en disait long, avant de me laisser retomber contre lui. « On devrait dormir un peu, Bastien. » J’étais aussi fourbue que Mirage, à l’exception d’un membre cassé en moins. Pourtant, je fermai à peine un œil, avant de me retourner vers lui et de souffler de façon presque inaudible : « Moi aussi, je t’aime, grand frère. Même si t’es un petit con. »