Ah, ces recrues. Il se surprend parfois à songer, alors qu’il marche entre les rangs des cadets qui s’exercent, à ses propres années ici, à la Caserne de Flamme. C’était il y a fort longtemps, presque vingt ans à présent. Il se souvient d’oh combien il pouvait avoir la flemme de bosser certains jours et qu’il se serait volontiers caché des instructeurs qui se promenaient comme il le fait aujourd’hui entre les rangs des apprentis pour les corriger et veiller à leur sécurité. Il en esquisse même un petit sourire en ce début d’après-midi automnal.
Il y a de quoi sourire lorsqu’on réalise que ces vingt années n’auront pas su corriger sa tendance à se laisser distraire par des choses plus intéressantes que des exercices au sol. Comme ce dragon qui les survole et qui lui évoque quelques souvenirs d’une époque révolue. Cela pouvait-il ? Mais une question le rappelle à l’ordre et il retient un soupir avant d’aider le cadet avec un sourire plaqué aux lèvres. Moins sincère celui-là peut-être. Poli, on va dire. Le masque qu’il affiche tous les jours avec ses cadets qui ne devraient pas avoir à payer pour ses erreurs personnelles et les conséquences de celles-ci sur son moral.
Il finira par s’éloigner quelques peu du groupe pour en avoir une vue d’ensemble en leur annonçant le prochain exercice. Des plaintes contenues le replongent à demi dans ses souvenirs. Oh qu’il les comprend. Il ne leur dira qu’à la toute fin de leur formation – peut-être – mais il ne peut que les comprendre si bien qu’il laisse passer cette réaction cette fois. Ils apprendront forcément, un jour, à ne pas rouspéter aux ordres…
Distrait à la fois par ses élèves et ses propres pensées virevoltantes au gré de la brise, il ne remarque pas que la dragonne ne vole plus au-dessus d’eux. Ne porte pas attention au fait qu’elle se soit posée, ni même à qui pourrait être son chevaucheur. Il a d’autres chats à fouetter, certainement. Quand il aperçoit Anaëlle du coin de l’œil cependant il fige une demie seconde avant de porter son regard sur elle pour l’observer franchement, un sourire amical étirant ses lèvres dès qu’il la reconnait, c’est-à-dire plutôt rapidement. Comme s’il pourrait oublier une connaissance de longue date, surtout capitaine !
«
Anaëlle ! Quelle surprise ! » Il lui fait signe d’attendre un instant, se tournant vers les cadets pour leur annoncer le prochain exercice avant de s’éloigner un peu plus encore pour pouvoir discuter tranquillement avec Anaëlle sans que les jeunes – ils sont tous si jeunes ces cadets ! – puissent les entendre. «
Je ne suis pas trop à plaindre ma foi. » Il évite un peu la question. Ça reste délicat pour lui de répondre à ce genre de question, et Anaëlle n’est pas vraiment ce qu’il qualifierait d’amie proche. Ils se connaissent bien pour avoir fait leur scolarité dans les mêmes années, pour s’être côtoyés depuis à l’occasion pour les grands événements… Mais il n’a pas avec elle le genre de relation qu’il a avec Rackham.
«
Je suis posté ici au moins pour cette année, oui. J’en oublie presque parfois ce que c’est que de voler, mais ça me permet de gagner mon pain. » Il a un petit rire. Un peu faux, un peu vide, mais il tente de sauver les apparences. «
Et toi ? Comment vas-tu ? Que fais-tu ici ? »
Il garde un œil sur les cadets en discutant. Leur entraînement tire à sa fin et bientôt il les renverra ce qui leur permettra de vaquer à leurs autres occupations et libérera Bertin pour se concentrer uniquement sur Anaëlle, du moins si elle a un peu de temps devant elle. Il serait heureux d’avoir quelques nouvelles fraiches du monde dont il se sent tout de même un peu coupé, ces derniers temps. Sans doute par sa faute, par son manque d’envie de se retrouver en société, mais il faut dire que le poids des regards est lourd à porter et qu’il ne s’en sent pas toujours ni l’envie ni la force. Cela viendra certainement, mais aujourd’hui Anaëlle arrive à point et son attitude décontractée où il ne sent guère de jugement fait du bien à Bertin.
***
Un pansement sur une plaie trop vive. De bons mots, en toute amitié. De quoi redonner un peu d'espoir à Bertin, faire apparaître un peu plus de sourires dans son regard. De quoi l'aider, en somme, à remonter encore un peu la pente, petit à petit. Des retrouvailles qui tombent à point, quoi.