C’est juste un peu de sang !

Cette nuit, malgré la Chasse Sauvage qui cavale dans le ciel, les pirates festoient gaiement, sous le ciel étoilé. Le pillage de Vivécume, un coup audacieux considérant que nul autre que le prince d’Ansemer détient ces terres, a été un succès, et il est de bon goût de souligner l’événement, sur leur route vers les Deux-Ancres. Puis, la nuit est belle et douce, dépourvue de toute la brume magique qui a enveloppé Vivécume pendant leur attaque, et il serait bien dommage de ne pas y faire honneur. Une chope de rhum dans la main de Louis, qui raconte leur épopée au sol à deux pirates assignés à l’Audacia, pendant l’attaque. Comment ils ont silencieusement fendu les eaux, avant d’arriver au rivage et d’entrer dans la ville côtière sans même être repérés… jusqu’au moment où tout a explosé.

Ça rit, ça glousse, ça renchérit - comme leur canonnière et son apprenti ont été efficaces ! Les mousses bien rodés ! Les ordres suivis pratiquement à la lettre ! Évidemment, des pertes sont à déplorer. Plusieurs pirates ont été blessés, même tués, par l’attaque des dragons sur l’Audacia, mais tous savent que c’est le prix à payer pour leur liberté. Ce soir, ils boivent aussi pour honorer les morts et remercier les dieux de leur permettre de vivre encore un peu.

Lui a récolté quelqus blessures, mais aucune qui soit grave. Des égratignures, surtout, coups d’épée qui ont tranché ses vêtements. Un carreau d’arbalète qui engourdit encore son épaule gauche, en attente que le chirurgien vienne le retirer. Il n’a même pas eu le temps de se changer et ses vêtements, tachés et trempés, affirment une bataille féroce, mais pas sans conséquences. « La voilà, la reine de la fête des Chevaucheurs ! », s’exclame le forban, alors que la Tonnevent approche du petit groupe réuni. Avec tout ce qu’il y a à faire après une attaque, ils n’ont pas eu le temps de se parler, à peine de s’assurer que l’autre était bel et bien vivant. C’est doux, alors, de revoir la blonde officière, éclairée par la lueur des lunes jumelles et des cristaux vivants. Doux, malgré son regard dur et sévère, alors qu’il glisse sur les stigmates des combats passés. « T’en fais pas, la majorité, c’pas mon sang. Tu devrais voir les autres. » Piètre fanfaronnade, mais elle sait voir la vérité. Voir qu’en effet, il n’est pas gravement blessé et qu’il se remettra rapidement desdites blessures. Puis, tant que Louis de Brunante se fait léger… c’est qu’en effet, tout peut bien aller.

La nuit est à la fête et même Ilse ne peut dissimuler son air fier et ravi, devant le succès évident de la mission. Les richesses ramenées se vendront aisément à Lorgol et les dégâts perpétrés sur les terres de Vivécume tiendront très longtemps occupés le prince et ses sujets. Les canons ont brillamment fait leur oeuvre, les flammes ont envahi les habitations et les explosions ont fait fuir quelques Chevaucheurs peu valeureux. Encore une fois, l'équipage de l'Audacia fait parler de lui.

À bord, on la félicite, on trinque à sa santé et on lui donne quelques frappes énergiques et amicales dans le dos. La canonnière répond par quelques exclamations enjouées, mais la fatigue est également présente, engendrée par l'utilisation de sa magie et par la blessure qui lance sa cuisse, malgré les soins apportés par leur chirurgien. Géralt a fait du beau travail, elle n'a plus aussi mal qu'avant – mais moins mal ne veut pas dire qu'elle ne ressent plus rien. Elle boirait bien pour anesthésier un peu la peine, mais elle a dû se contenter d'une pinte bien remplie, car elle sait combien Douce Marianne serait fâchée d'apprendre qu'elle ne suit pas ses conseils – plus encore maintenant qu'il s'agit de son filleul qu'Ilse porte en son sein.

Alors Ilse avance en boitant quelque peu, salue ses camarades enroulés dans leurs bandages et repère un groupe enjoué de joyeux lurons. « La voilà, la reine de la fête des Chevaucheurs ! » Difficile de réprimer un mince sourire, encore moins quand leurs camarades approuvent à grands renforts de cris inintelligibles, mais il s'efface très vite quand son regard se pose sur les vêtements d'Eric, sur le carreau d'arbalète, sur le sang et les déchirures. « T’en fais pas, la majorité, c’pas mon sang. Tu devrais voir les autres. » Ses yeux, plus durs, rencontrent ceux des deux compères qui se rappellent soudainement qu'ils devaient dire une chose importante à leur cartographe et qui filent sans demander leur reste.

Ilse n'a pas quitté son compagnon des yeux. « J'peux savoir ce qui t'est passé par la tête ? » Elle croise les bras tandis qu'un grand albatros se pose, quelque part près du nid de pie. « Seul contre deux Chevaucheurs, c'était quoi l'but de la manoeuvre, d'y rester ? » Le reproche est clair, dans sa voix comme dans son regard.

Il s’y attendait.

« Faux frères », qu’il siffle aux pirates qui bien rapidement décampent, sous le regard d’acier de la canonnière, laissant Louis seul face à l’ire future de sa compagne. Elle n’a pas besoin de dire un seul mot pour qu’ils se retrouvent seuls, et s’il a espoir que Géralt, ou la cousine d’Olivier, arrive auprès de lui afin de le soigner et donc repousse l’imminence de cette conversation… il sait que c’est en vain. « J'peux savoir ce qui t'est passé par la tête ? Seul contre deux Chevaucheurs, c'était quoi l'but de la manoeuvre, d'y rester ? » L’ombre d’un albatros passe sur leur visage, cachant un instant l’une des lunes.

Est-ce Grin, qui a vendu la mèche ? Non, se raisonne rapidement Louis, qui sait que l’albatros aurait tenu sa langue, jusqu’à ce qu’il décide de lui-même d’en parler à Ilse. C’est vraisemblablement Sibeliane, qui n’a pas approuvé cette dangereuse initiative, et a donc informé son amie des velléités suicidaires de son compagnon.
Cette solidarité entre Outreventoises n’est définitivement pas en sa faveur.

Il se racle un peu la gorge et cherche ses mots. L’alcool engourdit sa langue, surtout qu’il en a bu un peu plus que nécessaire, pour endormir la douleur de sa blessure. Avec un succès… mitigé, mais convenable. « C’était calculé. À peu près. Maelys sait que je suis plus utile vif que mort, et l’autre était persuadé qu’j’étais seul. (quel imbécile, celui-là) C’était juste une distraction et il n’est rien arrivé. J’peux pas faire exploser des trucs pour les distraire, moi, j’te rappelle, j’ai fait c’que je pouvais pour aider les autres. Ça - geste de son autre main vers le carreau d’arbalète c’est même pas eux, les Chevaucheurs. » Et puis, vraiment… le garde qui a réussi à lui mettre ce carreau dans l’épaule est vraiment en pire état que lui, il faut le croire !

Dire qu'elle est en colère serait un peu exagéré. Remontée, irritée, agacée même ! Mais pas en colère, ça non. Il ne manquerait pas grand chose en revanche pour que ça arrive, et même si elle est moins sujette aux sautes d'humeurs que durant sa première grossesse, les hormones peuvent parfois lui jouer quelques tours. Il lui suffit de songer à ce crétin de pirate, seul face à deux ennemis entraînés, et ça gronde sous la surface.

« C’était calculé. Maelys sait que je suis plus utile vif que mort, et l’autre était persuadé qu’j’étais seul. C’était juste une distraction et il n’est rien arrivé. J’peux pas faire exploser des trucs pour les distraire, moi, j’te rappelle, j’ai fait c’que je pouvais pour aider les autres. Ça, c’est même pas eux, les Chevaucheurs. » Les lèvres pincées de la canonnière ne présagent rien de bon. Et il est heureux qu'elle ne puisse pas voir leurs camarades qui s'échangent des messes basses – et quelques poignées de fleurons – dans son dos, en attendant de connaître le résultat de cette discussion houleuse ; quelques uns d'entre eux seraient passés par dessus bord, pour la forme, avant qu'elle ne revienne sur Eric pour terminer ce qu'elle a commencé.

« Et il t'est pas v'nu à l'idée qu'un autre puisse faire diversion ? Un mage, par exemple ? À tout hasard ? » Le ton ne s'élève pas et ce n'est pas bon signe. Le doigt levé pour lui faire signe de ne pas l'interrompre, elle continue avec le même sérieux. « Et m'dis pas que t'étais l'seul à pouvoir le faire. J'te connais, t'as sûrement foncé dans l'tas sans réfléchir, comme toujours. » Et c'est probablement ça qui l'agace le plus. « Contre Maelys en plus... T'as déjà vu d'quoi elle est capable. T'crois qu'elle va être gentille parce qu'on a picolé ensemble et qu'tu lui as récité un poème ? Un jour, ça va t'retomber dessus et y'aura personne pour t'sortir du pétrin. » Il y a un léger craquement dans sa voix à la fin de sa phrase qu'elle n'a pas su maîtriser à temps, trahissant la véritable raison de sa colère. Ses traits restent durs pourtant, sérieux, face à son compagnon.

Le calme que conserve Ilse n’est pas pour rassurer Louis. Il est un être sanguin, prompt aux colères et aux exclamations furieuses, et il a appris à craindre la froide colère des Outreventoises, comme celles que sa mère savait si bien mijoter en silence. La canonnière a souvent su le régaler d’explosions, mais pas en ce moment. Pas alors que ses lèvres se pincent davantage, signe, s’il en est, que ses explications et excuses ne lui conviennent absolument pas. Louis se force à ne pas détourner le regard, comme le ferait un enfant pris en faute, refusant de lui laisser un pouce de raison d’être furieuse (même si elle a quand même un peu raison).

« Et il t'est pas v'nu à l'idée qu'un autre puisse faire diversion ? Un mage, par exemple ? À tout hasard ? Et m'dis pas que t'étais l'seul à pouvoir le faire. J'te connais, t'as sûrement foncé dans l'tas sans réfléchir, comme toujours. » Tss, qu’il siffle, agacé qu’elle le pense si imbécile et irréfléchi. Il a certes pensé rapidement, mais il n’avait pas le choix, dans l’instant. C’était leur présenter son dos, ou son visage. « Contre Maelys en plus... T'as déjà vu d'quoi elle est capable. T'crois qu'elle va être gentille parce qu'on a picolé ensemble et qu'tu lui as récité un poème ? Un jour, ça va t'retomber dessus et y'aura personne pour t'sortir du pétrin. J’sais très bien d’quoi elle est capable, qu’il rétorque, les joues rougies par sa propre colère. Il a entendu, la faiblesse dans sa voix, mais il n’est pas dit qu’il se laissera insulter de la sorte. Surtout sans répliquer. Alors que toi, tu sembles avoir oublié c’que peut faire un dragon, hein. Tu t’rappelles de ça, les dragons, non ? Gros lézards volants, crachent du feu, peuvent faire exploser la poudre à canon ? » Parce que si Sissi a raconté son altercation avec deux Chevaucheurs, les autres n’ont pas manqué de lui dire qu’un baril de poudre avait explosé à même le pont et qu’Ilse avait été blessée dans l’affaire. Ah, ça, elle ne s’en est pas vantée ! Seule sa cuisse a été touchée, qu’on l’a rassuré, rien du tout au niveau de son ventre de plus en plus rond. Il avait même décidé de ne pas évoquer la chose avec la blonde, pour ne pas sembler lui faire de reproches (comme il est conciliant). Pas avant maintenant, en tous cas, et surtout pas avec ce ton agressif et revanchard. « Ou tu crois qu’les Chevaucheurs ont trop d’grandeur d’âme pour pas blesser une femme enceinte ? »

L'Audacia n'est pas une vivenef connue pour abriter les plus calmes et silencieuses personnes de ce continent. C'est un navire de pirates et ceux-ci chahutent, gueulent, rient, gueulent encore, s'insultent – pour de faux mais aussi pour de vrai – et chantent pour se donner du baume au coeur. Les planches de ce pont en ont vu, des disputes. Les oreilles de Rhéa ont été témoin de nombreuses altercations, des plus violentes aux plus absurdes, en passant par celles qui n'en sont pas vraiment. Alors ce n'est pas la première fois que l'on entend des voix s'élever par ici, et ce ne sera certainement pas la dernière. Et surtout pas entre ces deux.

Parce que oui, c'est plus fort qu'eux. Parfois, ça se dispute pour une partie de cartes perdue (de façon déloyale, très certainement), pour une pincement aux fesses inopiné, pour une remarque inutile ou un bout de pain dérobé sous le nez. Les raisons sont diverses et variées, mais elles causent rarement l'ire véritable de la canonnière. La dernière date probablement de leur attaque à Bohémont, alors qu'elle n'osait encore s'avouer ce qu'elle ressentait véritablement pour le pirate. À présent que tout est plus clair, les risques qu'il prend lui sont d'autant plus insupportables.

« J’sais très bien d’quoi elle est capable. » Vraiment ? semble dire son regard, alors que son nez se fronce de scepticisme devant cette réplique enfantine. Elle voit le rouge qui lui monte aux joues mais elle n'a pas envie de calmer le jeu. Les vagues d'apaisement de son Familier n'y changent absolument rien. « Alors que toi, tu sembles avoir oublié c’que peut faire un dragon, hein. Tu t’rappelles de ça, les dragons, non ? Gros lézards volants, crachent du feu, peuvent faire exploser la poudre à canon ? » C'est à son tour de rougir, de colère. « Ca n'a r... » « Ou tu crois qu’les Chevaucheurs ont trop d’grandeur d’âme pour pas blesser une femme enceinte ? » Si elle pouvait elle aussi souffler du feu par les narines, nul doute qu'elle le ferait à cet instant.

Ilse avance d'un pas, réduit l'écart entre eux. « J'ai fait c'que j'devais faire, j'ai pas bougé d'mon poste et j'ai pas pris d'risques inutiles surtout, moi. » La pique est volontairement accentuée, le ton est narquois. Les dragons, ça fait partie des risques quand on est pirate et qu'on s'attaque au prince d'Ansemer. « T'aurais préféré quoi, que j'reste sagement dans not' cabine ? Ou mieux, à la taverne ? » Et puis quoi encore ? Si elle a quitté Outrevent, c'est pas pour jouer la bonne petite ménagère à Lorgol.

Sa position vaguement ouverte est refermée depuis longtemps, les bras croisés sur son torse en faisant fi de la douleur qui tiraille son épaule, sa propre moue colérique désormais pincée. Le rouge de ses joues s’est généralisé à tout son visage, jusqu’à son cou, et la canonnière lui est parfaitement assortie. Joli couple de homards bien cuits. « J'ai fait c'que j'devais faire, j'ai pas bougé d'mon poste et j'ai pas pris d'risques inutiles surtout, moi. C’était pas un risque inutile ! T'aurais préféré quoi, que j'reste sagement dans not' cabine ? Ou mieux, à la taverne ? Peut-être. » Ce n’était pas ce qu’il voulait. Ou, l’était-ce ? Peut-être un peu. Peut-être qu’il a enfin compris pourquoi Philippe a déjà envoyé Freyja au port, pratiquement ligotée dans une barque, pour la tenir loin de l’Audacia pendant sa grossesse. Peut-être qu’il ne veut pas d’une bonniche sagement à la maison, mais certainement d’une compagne qui ne risque pas sa vie à chaque jour. Peut-être qu’il se mord l’intérieur des joues, pour ne pas continuer sur cette pente glissante où ce « peut-être » risque bien de l’entraîner s’il ne s’arrête pas.

Il souffle et grogne, le Louis, ses yeux verts fixés sur le visage d’Ilse, puis sur un point derrière elle, sur une constellation qui brille dans le ciel printanier. Le Navigateur, comme pour lui rappeler ce à quoi il a été voué dès sa naissance. « J’étais pas tout seul, et j’connais mieux l’terrain que pas mal d’autres. C’était pas un risque idiot. Je ne suis pas idiot, faudrait que tu t’en rendes compte. » Sifflement mauvais, blessé. Il connaît ses failles, le pirate, il se sait impulsif, mais il n’est pas un complet crétin. Que sa compagne le sous-estime est encore plus douloureux que si elle était simplement sa supérieure hiérarchique. Après tout, Sissi a eu foi en lui, à terre. Ce serait bien qu’Ilse fasse de même. « J’m’inquiète pour toi. J’ai l’droit. »

« Peut-être. » Cette seule réponse lui fait l'effet d'une douche glacée. « J'te demande pardon ? » souffle-t-elle, prise de cours. Elle ne remarque pas que les quelques pirates qui prenaient les paris un peu plus loin ont carrément arrêté de chuchoter, que leur regard est fixé sur la scène. Une scène dont ils ont déjà été témoin, à quelques détails près, avec d'autres officiers du navire ; nul autre que le capitaine et sa compagne, autrefois débarquée sur une île pour qu'elle portaille jusqu'à Lorgol, enceinte jusqu'au cou. Ilse ne remarque guère tout cela, car son regard flambe dans celui de son compagnon alors qu'elle se demande s'il pense réellement ce qu'il dit.

« J’étais pas tout seul, et j’connais mieux l’terrain que pas mal d’autres. C’était pas un risque idiot. Je ne suis pas idiot, faudrait que tu t’en rendes compte. » Ilse manque de mots, stupéfaite. Elle secoue la tête, prête à répondre à nouveau, mais devancée par Eric. « J’m’inquiète pour toi. J’ai l’droit. » La pression redescend d'un cran, le brasier qui manquait de se déchaîner baisse un peu en intensité. La canonnière pousse un soupir résigné, la colère redescendue mais pas disparue pour autant. Son ton est plus bas, moins dur. « Et moi, j'ai pas l'droit d'm'inquiéter ? » réplique-t-elle, sourcils levés, très sérieuse.

Elle comble alors l'espace qui les séparait, sa main vient épouser sa joue pour l'obliger à la regarder dans les yeux. Le ton baisse encore un peu. « Tu n'es pas idiot, Eric. Mais ce serait bien que tu t'en souviennes, toi aussi, de temps en temps. » Ilse pince les lèvres, elle écarte sa main et continue. « Tu serais capable de bien plus si t'agissais pas constamment sur des coups d'tête, tu sais ? C'était impulsif. Et dangereux. Ca aurait pu mal finir. » Plus mal qu'avec un simple carreau d'arbalète planté dans la peau.