Il aurait préféré qu’il en soit autrement, que tout puisse se terminer différemment. Aussi étonnant que cela était possible, il avait appris à apprécier le gamin immature et instable qui était devenu duc, mari et père alors qu’il avait continué de le servir sans défaillir. Il avait appris à accepter ce duc particulier, aux nombreuses facettes, il s’était surpris à être fier, presque, de le voir s’imposer et tenir son rôle comme il le faisait, pour Sombreciel mais pour bien plus encore.
Il aurait préféré ne pas devoir quitter ainsi, pas cette journée-là. Mais c’était le seul moyen. Mourir ne suffisait pas. Castiel devait le détester, il devait le détester d’être mort, il devait lui en vouloir de partir ainsi, de l’abandonner. Serait-il triste aussi? Est-ce que les larmes rouleraient sur ses joues quand on viendrait lui dire la mort tragique de son vieux majordome? Peut-être, mais Césaire préférait ne pas y penser. Le départ était déjà bien plus difficile qu’il n’aurait dû l’être, et c’était plus aisé de se rassurer de sa décision en n’imaginant pas le duc autre chose qu’en colère.
Euphoria lui manquerait, le palais ducal de Sombreciel lui manquerait. L’architecture illogique des lieux qu’il avait malgré tout appris à connaître. Il pouvait fermer les yeux encore et il aurait pu s’y retrouver sans gêne, dans ce labyrinthe de pièces et de couloirs et de portes et d’escaliers sans réel sens. Les jardins laissés presque à l’abandon, qui doucement avaient subis une petite cure d’entretien. Les travaux pour les rendre majestueux commençaient tout juste, mais il pouvait s’imaginer la beauté des lieux qu’Alméïde leur donnerait. Il pensait à cette petite serre qu’il y avait de planifié, à ce dattier qu’elle y ferait poussé ; il aurait été curieux d’y voir pousser cet arbre hors des terres de sables et de chaleur qui normalement l’accueille, de goûter les fruits qui viendraient décorer ses branches un beau jour. Le luxe de ses appartements lui manquerait ; c’était chez lui, ces petites pièces qu’il avait habité les quatre dernières années. Il ne s’était jamais aussi senti chez lui que lorsqu’il refermait la lourde porte qui le coupait du reste du palais et qu’il posait un regard sur les aménagements qu’on lui avait attribués. Le petit garçon qui avait quitté son village reculé de Bellifère n’y aurait jamais même rêvé. Et maintenant il savait ces pièces en ruines, les draperies ravagées par les flammes, la suie teintant les morceaux épargnés, les cendres un tapis sur le plancher de bois. Les épouses du duc lui manqueraient, chacune à sa façon. Alméïde, plus particulièrement, alors qu’il se souvenait encore des premiers échanges entre les deux tourtereaux alors que leurs rencontres se jouaient encore dans le plus grand des secrets. Alméïde, avec qui il aurait souhaité pouvoir discuter plus longuement, de cette portion de la Rose qu’ils avaient tout deux partagé à des années de différence. Les rires d’Odette aussi, et il peinait ne plus pouvoir voir ce petit poupon grandir. Bientôt elle serait une enfant, et rapidement elle deviendrait femme pour un jour reprendre la couronne de Sombreciel. Il ne verrait jamais ce jour, bien évidemment, mais il pouvait se souvenir de ses pleurs et de ses rires. Et un jour la dame de Sombreciel verrait à son tour son ventre s’arrondir, il le lui souhaitait ; mais il savait qu’il ne pourrait voir cet enfant, qu’il ne pourrait jamais le bercer en ses bras doucement.
Et Castiel. Castiel lui manquerait. Il lui manquerait malgré ses colères et ses humeurs, malgré ses demandes et ses réclamations. Oh, il serait toutefois bien heureux de ne plus être éveillé en pleine nuit pour des idioties et de devoir éviter les objets lancés avec hargne en sa direction ; mais il sait que malgré tout, ce gamin gâté pourri sans nul sérieux lui manquerait. Il lui manquerait parce que doucement il avait commencé à lui prouver qu’il était plus que cela. Castiel serait un bon duc pour l’avenir de Sombreciel, il le savait au fond de lui maintenant, malgré tout ce qu’il avait pu penser au départ.
Il devrait se contenter de l’observer de loin, à présent. Il ne le reverrait plus jamais. Du moins c’est ce qu’il espère. Le drame serait immense, parce qu’il sait qu’à présent, aucun subterfuge ne pourrait le rendre méconnaissable. Le Maître Espion qu’il est à présent, pleinement et uniquement, n’a plus l’âge de jouer des infiltrations qui ont guidées sa vie entière. Comme un chef d’orchestre à présent, il guidera les espions, il recueillera les informations transmises, il aidera la Cour du mieux qu’il lui en sera possible de le faire. Dans l’ombre. Dans la sécurité de la Cour des Miracles. Ici et là, peut-être, mais sous les voiles qui le garderont méconnaissable. Pour sa survie, mais aussi pour ne pas briser l’illusion qu’ils auront tous aimés.
Ses quartiers dans la tour des espions au sein même de la Cour des Miracles sont agréables, bien que fort différents des appartements qu’il possédait au palais ducal. Les derniers mois ont été lourds d’allers et retours, de portails empruntés à l’aube et au crépuscule. Il ne pouvait danser cette valse éternellement, il le savait, il l’avait su l’instant qu’il avait accepté le rôle proposé par Tyr. Les mois étirés, la finalité repoussée, n’avaient été que torture de plus en plus grande alors que la date fatidique approchait. Il l’avait pourtant fait de nombre fois, ce simulacre de sa mort ; pourtant, cette fois, tout lui avait semblé différent.
Mais ce ne l’était pas, n’est-ce pas? Il avait toujours été un espion, il avait toujours voué allégeance à la Cour en premier lieu. Le majordome n’avait été qu’un masque, qu’un masque confortable à porter, mais un masque que l’on vient à retirer un jour ou l’autre.
Ce jour était venu. Alors il n’était plus Césaire, le majordome du duc de Sombreciel. Ce Césaire était mort.
Il ne restait plus que l’espion, l’enfant des Miracles. Il n’avait toujours resté que l’espion. Il n’y aurait toujours que cela.