Le prix pour sauver ceux qu'on aime

Le cri des Banshees venait de glacer l’entièreté des murs du grand manoir de Sinsarelle. Personne dans les couloirs, mais une inquiétude qui ronge les entrailles alors que Hiémain court pour mettre les enfants à l’abri. Les plus jeunes ne craignent rien dans leur berceau, ils dorment paisiblement dans une autre aile des lieux. Mais Arsène… Arsène est seul dans sa chambre, et il sait que son fils n’est pas du genre à se coucher si tôt. La nuit vient à peine de tomber, le crépuscule a abandonné ses derniers rayons de soleil sur Erebor, et voilà que la Chasse s’en vient, au porte du domaine. Et le cri, ce cri glaçant et saisissant qui lui rappelle un jour bien sombre, un jour qu’il ne peut oublier. Les murs du manoir semble se transformer pour lui en mur de l’Académie, là où il avait fuit avec Mélusine dans les bras, loin du massacre. Mais il se rappelle trop bien les chants tristes et les psaumes maudits des fantômes blancs qui précèdent la Chasse Sauvage. Là, dans sa maison. Il est heureux de savoir Mélusine et Agathe loin d’ici, et sa seule attention, c’est sur Arsène qu’il la concentre alors qu’il va jusqu’à sa chambre.

La porte est déjà grande ouverte, lorsqu’il pénètre la pièce. Sa course s’arrête brusquement, et son souffle meurt un instant entre ses lèvres lorsque ses yeux se posent sur la scène. Les quatre Cavaliers, alignés avec droiture devant son fils. Et ces mots qui semblent n’être que murmures, des chuchotements d'outre tombe qu’il entend pourtant avec une clarté terrifiante.

“Soit l’Innocent…”

Arsène. Innocent.

Il ne faut pas plus d’une seconde à Hiémain pour que l’instant le pousse à réagir, faisant barrage de son corps devant Arsène. Devant son enfant.

“NON ! Vous ne toucherez pas à mon fils !”

La voix tonne, mais il sais qu’elle n’est rien face aux quatre Cavalier qui le surplombent, aveugles du moindre regard et ne semblant ressentir aucune émotion. La Chasse a besoin d’un Innocent. Stellaire le lui a déjà dit, il le lui a répété, lors de leur dernière rencontre. Elle a besoin d’un guide, et si personne ne vient à Elle, c’est Elle qui vient chercher. Sa cible, Arsène. Hors de question !

“Moi ! Moi je suis volontaire pour être l’Innocent.”

Car c’est là tout ce qu’il peut faire. C’est là sa seule chance, pour sauver Arsène et l’empêcher d’être tiré dans la Chasse, aveuglé par son interminable but. Si c’est le prix pour sauver sa famille, il n'hésitera pas. Comme il n’a jamais hésité auparavant. Devant lui, les Cavaliers sont silencieux, mais le noir de leurs voiles semblent l’observer. Intensément. Profondément. Sondant âme et esprit. Et puis, il y a cet infime acquiescement des quatre en coeur. La seconde d’après, c’est comme si émotions et sentiments s'effilochent pour disparaître dans une marre de ténèbres. Sa dernière pensée, elle est pour Mélusine, sa chère Mélusine qu’il abandonne à nouveau. Ses dernières paroles, elles sont pour Arsène, juste un vague assemblage de mots étouffés avant que les sentiments tout entier ne s’éteignent :

“Tu … veilleras sur eux… pour moi.”

Et la Chasse l’emporte, sans plus de cérémonie. Dehors, chasseurs et chiens attendent, et les banshees sont ressorties aussi, psalmodiant toujours leur éternelle litanie. Dehors, la monture de l’Innocent attend, d’une blancheur qui tranche avec celles si sombres du reste de la Chasse. Dehors, Hiémain prendra place à la tête de la Chasse Sauvage, le voile sombre de l’Innocent recouvrant ses traits, sa tête pourtant surmonté d’une couronne étincelante. Vestige des royautés éphémères qu’il a connu et qui marquent son coeur. Vestige d’un roi millénaire qui a donné son dernier fragment d’existence pour contre cette même Chasse. Peu lui importe désormais, car c’est sans un regard en arrière qu’il fera reprendre sa course à cette troupe presque fantomatique. C’est sans un regard en arrière qu’il disparaîtra à l’horizon en quête d’une nouvelle proie.

Il est confortablement installé sur son lit Arsène, en train de lire avec application un livre qu'on lui a offert. Pas un de ces recueils de poèmes cielsombrois qui lui font monter le rouge aux joues et l'emplissent également d'une douce chaleur, non ! Un livre de contes erebiens qui, s'ils sont parfois compliqué à déchiffrer, lui permettent d'entrevoir la vision de ces gens des sables. La bougie à côté de son lit est à peine entamée, mais il est plongé dans sa lecture depuis la fin du dîner. Captivé, il n'a pas réellement conscience de ce qu'il se passe avant qu'il ne soit trop tard. Car c'est déjà trop tard, non, lorsque les cris des Banshees retentissent dans le manoir ?

Arsène ferme son livre d'un coup sec, mais il sait déjà, au fond de lui, qui rien ne lui permettra d'échapper à ceux qui viennent le trouver. Ils sont venu en comité, songe l'adolescent en se retrouvant face aux silhouettes vêtues de noir, impressionnantes et immobiles mais dont la mélopée l'emplit tout entier. Un murmure captivant et enchanteur qui séduit Arsène, pourtant terrifié. Il est incapable de bouger et l'arrivée tempétueuse de Hiémain le surprend visiblement bien plus que les autres participants à la scène. Il n'a pas réellement le temps de faire grand chose l'enfant que son père s'interpose entre lui et les quatre Cavaliers.

"Non." Veut crier Arsène, mais c'est seulement un chuchotement qui s'échappe de ses lèvres quand il comprend l'intention de Hiémain. Non, non, non ! J'ai besoin de toi, père ! Tout le monde a besoin de toi ! Mais c'est seulement un gémissement qui s'échappe des lèvres d'Arsène tandis que les quatre silhouettes hochent la tête de concert. Les derniers mots de Hiémain semblent presque étouffés tandis qu'Arsène secoue la tête, tentant de tendre sa main pour agripper son père et ne plus le lâcher. Mais il est déjà trop tard, bien trop tard et l'enfant ne peut que voir chacun disparaître devant ses yeux, la chasse Sauvage reprenant sa course avec un nouvel innocent à sa tête.

Bien vite, l'incompréhension laisse la place à la rage, une rage immense et terrifiante qui dévaste tout autre sentiment sur son passage. Hiémain n'avait pas le droit. Il lui en veut, terriblement. Son père l'a abandonné. Lui, Arsène, l'insignifiant Arsène, que lui importait de donner sa vie pour protéger ses parents ou ses petits frères ? Pour protéger Agathe, sa sœur ? Mais son père ne l'a pas laissé faire. Hiémain, si important aux yeux de tout le monde, si terriblement important, a pris sa place. Et c'est soudain vers lui-même que se tourne cette rage qui brûle dans ses entrailles. C'est lui, Arsène, qui est la cause de tout ça. Hiémain s'est sacrifié pour lui, pour cet enfant rapporté qu'il est. Comment feront-ils, tous, pour ne pas le haïr dès à présent ? Arsène a enlevé à Mélusine son mari adoré, il a enlevé leur père à deux bébés qui ne savent encore rien de la cruauté de la vie. Il est la cause de tout ça. Lui.

Et il a envie de s'effondrer en larmes Arsène, de pleurer sur l'injustice de la vie. Mais au lieu de ça, comme un somnambule, il se dirige vers la fenêtre que les deux lunes illuminent d'une blancheur spectrale. Elle est entrouverte, et l'enfant l'ouvre d'un geste vif, inspirant l'air glacé à plein poumons avant de hurler. Il hurle sa fureur Arsène, devant les Dieux qui ont déserté le monde et permettent une telle erreur, il hurle devant son inutilité, devant ce sacrifice d'un père qu'il ne se sent plus en droit d’appeler ainsi. Il hurle, de toute la rage et la vigueur de ses quatorze ans, jusqu'à enfin tomber à genoux, épuisé. D'un geste rageur, il essuie ses joues humides de larmes qu'il n'a même pas eu conscience de laisser couler. 

Il ne mérite pas d'être ici, pas après être la cause de la disparition de Hiémain. Il ne peut pas s'enfuir pourtant et laisser les petits seuls, dont il entend les pleurs dans le lointain. Il sait comment les calmer Arsène, il est même l'un des rares à le pouvoir. Hiémain a demandé à ce qu'il veille sur eux, et il le fera. Il les aime tellement, ses frères ! Mais il ne les mérite pas. Il ne mérite plus rien, Arsène, si ce n'est sa propre rage et le mépris de ceux qui sauront ce qu'à fait le baron de Sylvamir. Lorsque Mélusine reviendra, il partira. Ce sera mieux. Il ne mérite plus d'avoir une mère ou un nom, pas après être devenu la raison du sacrifice de Hiémain.

Il doit veiller sur eux, Hiémain a dit. Mais en restant ici, est-ce qu'il veille vraiment sur eux ? Est-ce qu'il n'a pas, au contraire, attiré le malheur sur toute sa famille ? Arsène prend son rôle de grand frère au sérieux et il berce Meljörn qui hurle, hurle à s'en déchirer les cordes vocales. Et l'adolescent aimerait hurler, lui aussi, mais il doit veiller sur ses petits frères et crier ne fera que les paniquer encore plus.
Il a les yeux rouges Arsène, de larmes qui ont coulé mais ne coulent plus. Est-ce que les larmes, ça peut s'arrêter parce qu'il n'y en a tout simplement plus ? Hiémain saurait. Il a la voix cassée Arsène, et cela n'a rien à voir avec l'adolescence. A force de murmurer et de cajoler son petit frère, il n'a tout simplement plus de salive. Plus de larmes. Plus de père.

L'arrivée de Mélusine peine à le sortir de sa transe. Il n'a pas tout de suite réalisé que Meljörn n'est plus dans le berceau, mais le silence qui envahit la pièce au rythme des sanglots du bébé est difficile à rater. Le murmure de Mélusine retentit étrangement dans cette pièce pourtant si familière, et ce sont deux yeux bleus désespérés qui finissent par se fixer sur la jeune femme. Il est perdu Arsène, complètement sous le choc, et il lui faut quelques longues secondes pour parvenir à comprendre ce que lui demande sa mère. Hiémain. Où est-il ? "Je..." ce n'est pas une réponse, mais parler semble un instant au-dessus des forces d'Arsène. Il passe sur la première question parce que que non, il ne va pas bien. Mais ce n'est pas lui qui importe. "J'ai essayé qu'il arrête de pleurer, tu sais." Souffle Arsène, pas vraiment conscient pourtant de répondre à côté.

Ses yeux se posent sur le berceau vide puis de nouveau sur Mélusine. "Je ne voulais pas qu'il parte." Il ne réalise pas, Arsène, que le sens de ses mots peut-être difficile à comprendre. Comme une histoire qui se déroulerait devant tout le monde, il raconte le petit. "Je lui ai dit que je ne voulais pas. Il n'a pas écouté, il ne m'a pas laissé choisir." Arsène secoue la tête, avant de se tourner vers la fenêtre fermée pour la nuit. "Il est parti quand même." Est-ce que cela un sens, tout ça ? C'est tellement impossible que ce soit la vérité ?

Un sanglot soudain le prend au dépourvu, menaçant de déborder. A nouveau, les émotions arrivent à la vitesse d'un cheval au galop et les larmes se remettent à couler, tandis que Arsène se retourne vers Mélusine. "Je suis désolé, si tu savais, tellement désolé ! La Chasse sauvage... elle... elle est venue, et ils voulaient m'emporter moi, et Hiémain a dit non ! " Les mots se précipitent désormais, et l'adolescent ne peut les retenir. "J'ai voulu le retenir, mais j'ai pas réussi ! Il a dit... il a dit...  qu'il était volontaire pour les accompagner." Les larmes coulent sans qu'Arsène ne puisse les retenir, et même bébé Meldred lui jette un regard inquiet, comprenant bien qu'il se passe quelque chose d'inhabituel. "Je suis désolé Maman, je te promets, je ne voulais pas." Il insiste de toute ses forces Arsène. Peut-être que si un Dieu reste en Arven, il l'entendra, et réparera tout ça. Il s'en veut tellement, Arsène, que la culpabilité le fait presque suffoquer. Il ne voulait pas, et c'est bien tout ce à quoi il peut se raccrocher.