ft. Cara Develingne
Dans la vie, je suis...
Et voilà comment j'en suis arrivé là.
Dans mes premiers souvenirs, on trouve l'odeur de la chair brûlée et du sang. Puis vient la sensation humide des larmes ayant roulés sur mes joues. Mes premiers souvenirs sont emplis de peur, mais également de rage. Une rage de vivre que l'Homme ne ressent que dans les plus grandes extrémités vers lesquelles le précipite le Destin. Moi, j'avais quatre ans lorsque j'y ai été confronté, et j'ai décidé de vivre.
Je me souviens encore du visage de Geoffroy penché sur ma frimousse, de sa main secouant mon corps ankylosé tandis qu'une autre me maintenait contre lui. Ma gorge sèche avait peiné à donner signe de cette vie qui pulsait en moi, mais il avait vu mon effort pour demeurer dans son monde. Il avait senti mon cœur battre plus fort et mes mains s'accrocher à sa tunique. Nous étions le 21 août 984 et il m'avait sauvé la vie.
En cet instant, je crois, rien ne comptait plus que la présence de cet homme et mon envie de vivre. Ce n'est que plus tard que j'ai appris les détails de notre rencontre et compris que, quelque part, le Destin veillait sur moi. Geoffroy m'a toujours dit que c'était orgueilleux de penser cela, mais je ne pouvais et ne peux toujours pas songer autrement face au concours de circonstances qui m'a offert cette vie.
On m'a dit que j'étais née en Bellifère, c'est Geoffroy qui l'a supposé en me trouvant prête à saisir la main de Lida. Lui, il n'était qu'un jeune misanthrope cherchant à comprendre le monde. Un sacré vantard aussi qui avait parié la main d'une jeune insolente sur sa survie en ces terres hostiles. Il m'avait raconté alors l'accueil affable des gens lorsqu'il se présentait, l'hospitalité minime qu'il recevait parfois et même l'étrange façon de le pousser vers sa prochaine destination sans le laisser approcher d'un quelconque élève.
Avais-je réellement le moindre rapport avec cette population rétrograde ? Parfois j'aimais mieux croire que ce n'était qu'un conte imaginé par Geoffroy. La vérité, pourtant, m'avait été dépeinte ainsi et elle était déjà bien assez sombre pour que je ne souhaite pas découvrir quelque chose de pire. J'avais été trouvée parmi les restes d'un massacre, sous le corps d'une femme ayant voulu me protéger moi et un autre enfant. Quelque chose les avait transpercés tous les deux. Geoffroy, après m'avoir redonné un semblant de vie, m'avait mise à l'abri dans son chariot. Cette action m'avait au moins épargné la vue d'un hameau dévasté dont les odeurs me répugnaient assez.
On traversa le village et il m'emmena au suivant dans un aussi triste état. Celui d'après pareillement. Moi, malgré ces dix ou quinze jours de repos, je ne me sentais guère mieux que lorsque mon sauveur m'avait trouvée et mes souvenirs demeuraient scellés. Il rencontra alors les voltigeurs solvant ce mystère. Ils lui apprirent du bout des lèvres que je devais mon sort à la foire décennale d'Hacheclair. Cette dernière avait agité les cœurs et un groupe peu scrupuleux avait profité d'une récente épidémie ayant sévit dans la région pour se tailler la part du lion en pillant les ressources destinées à cette fête.
Après cette rencontre, Geoffroy m'emporta sans plus attendre dans son duché natal. La chance lui avait sourit une fois en faisant ignorer à ces hommes ma présence dans la carriole, mais il n'avait pas voulu tenter Mizajourèfa une nouvelle fois.
En Sombreciel, je fus accueilli par une famille nombreuse et enjouée. Geoffroy était le troisième fils d'une fratrie de sept enfants et son père lui-même avait eu trois frères dont deux avaient rejoint Bathild déjà. Je me souviens avoir eu du mal à trouver ma place dans la bâtisse familiale, je crois même que je restais sans cesse collée à ce père auto-proclamé. Car face aux regards curieux sur ma bouille de blondinette, il m'avait intronisée comme sa fille, conservant mon seul souvenir et me baptisant en conséquence, il me fit devenir pour tous Zélie de la Galène.
Par la suite, la vie me parut bien calme. Je ne lâchais plus Geoffroy, au moins jusque mes neuf ans, tant et si bien qu'il s'était vu contraint de m'emmener avec lui lorsqu'il s'en allait donner cours dans les coins les plus reculés du duché et au-delà. Et quand on put enfin nous séparer, mes tantes et mes cousins m'apprirent qu'en m'intégrant à sa vie et mettant fin à son itinéraire morbide plus tôt que prévu, il avait perdu sa chère insolente qui avait donc épousé le gagnant de ce pari fortuit.
Cela me faisait hausser les épaules. La perte de cette femme ne l'avait pas empêché d'en aimer d'autres sans pour autant jamais en garder une à ses côtés. Il était ainsi mon père. Sa famille à son image d'ailleurs. En fait, d'aussi loin que je me souvienne, je n'ai jamais vu un membre de ma famille s'attacher durablement. Enfin, si, grand-père Jacquin qui s'est assez amouraché de son épouse pour lui faire fidèlement sept garnements. Quand on voit où ça l'a menée...
Non, plutôt que de mourir d'être trop aimée, je préfère savourer mes affections présentes et impulsives - nombreuses, certes. D'un autre côté, on ne m'a jamais trop rien interdit, je ne saurais donc dire si c'est ma nature ou mon éducation qui m'a poussée dans les bras de mon premier « amant ».
J'avais déjà douze ans lorsque j'ai goûté à mes premiers émois et mes premières caresses. On m'avait fait voyager plus que beaucoup de jeunes gens de mon âge et ma curiosité se faisait grandissante. Je voulais toujours en savoir plus et mon entourage ne savait répondre à toutes ces questions qui me brûlaient les lèvres. Malgré leur volonté et leur ouverture, vint un moment où Aulibée se révéla l'un des seuls à étancher ma soif.
Il m'apprit un peu avant que je ne me lasse de lui. Je ne suis pas sûre qu'il l'ait très bien pris, mais on ne m'avait jamais forcé la main aussi ne fis-je guère d'effort pour lui convenir. J'aimais le changement déjà, le renouveau. Pour ainsi dire, je ne vivais que pour élargir mon horizon, à tous points de vue.
Geoffroy me mena alors à Lorgol un été. J'étais curieuse, alerte, proche de mon treizième anniversaire et incapable de prendre la mer pour m'en aller explorer d'autres lieux. Lui, il me présenta et me vendit l'Académie comme personne. J'en avais déjà entendu parlé, on m'avait déjà suggéré de m'y présenter ; tous s'accordaient à dire que cette grande institution saurait m'apporter cette connaissance après laquelle je courais tant. Mon père finit par me convaincre et je fut reçue en premier cycle en septembre 993.
Les quatre années qui suivirent furent riches, mais paisibles ; de septembre à février, je demeurais à l'Académie pour étudier le domaine de Savoir de la Transformation, puis je rentrais à Brillacier pour profiter des miens jusqu'à la rentrée suivante. C'était presque ennuyeux sur la fin. Je n'ai jamais connu de grandes difficultés pour valider mes années et l'idée de me spécialiser dans quelque pyrotechnie ou pharmacopée m'a bien chatouillé l'esprit. Seulement, malgré cette chance incroyable et ces facilités, je ne parvenais toujours pas à combler ce vide inexplicable au fond de moi.
Alors, à la fin de ma quatrième année, mon premier cycle en poche, je suis restée à Lorgol pour réfléchir. J'avais noué quelques liens au cours de ces dernières années : des amis, des partenaires de jeux, quelques amants aussi. Je passais le plus clair de mes soirées à jouer d'ailleurs et je perdais peu. Dans ces soirées, il était aisé d'avoir des réflexions impossibles en toute autre circonstance. Les gens se détendaient grâce à l'alcool et parfois à quelques douceurs cielsombroises bien cachées. C'était amusant, mais leur mode de pensée devenait alors moins normalisée et se faisait même très plaisante.
J'aimais particulièrement ces instants où nos esprits se rejoignaient et où les pensées s'échangeaient librement. Quelque part, cela me rappelait chez moi et m'aidait à me recentrer. Mes motivations se dessinaient, mes envies aussi et plus le temps passait, plus je regardais le ciel. Je ressentais un appel violent pour cet espace qui avait toujours été là, comme une évidence que l'on cherchait lorsque l'on nous posait une question trop simple.
Finalement, en mai 998, je me présentai aux griffons volontaires et Onyx me réclama. C'était un jeune adulte aux plumes d'ébènes plein d'assurance, une part de ma vie qui devint immédiatement essentielle. J'étais enfin complète, à ma place, l'esprit débordant de mon nouveau compagnon inondant mes pensées de ces horizons que je cherchais tant à repousser.
Cela fait maintenant quatre ans qu'il partage ma vie et que j'ai entamé ma formation de cadet des airs. Je m'y distingue plutôt bien d'ailleurs, même si j'ai du mal à m'accorder à mes camarades de formation.