Cela fait bien longtemps que des pas m’ont menée à Lorgol. Pas
mes pas, mais bien
des pas… Je n’avais pas choisi Lorgol. On m’y avait menée, Lorgol m’avait acceptée.
Fille de prospères savants et négociants Cielsombrois, rien ne me prédestinait à en arriver là. Et pourtant, juchée sur le toit de l’une des plus hautes tours de Lorgol, lorsque je regarde la ville qui s’étend à mes pieds, c’est bien mon passé, mon présent, et mon avenir que je contemple…
J’ai passé mon enfance en Sombreciel. Mes parents possédaient un atelier familial non loin d’Euphoria. Fabricants d’élixirs, ils savaient mettre les sensations en bouteille et rencontraient un succès certain à travers le pays. Lorsqu’ils n’étaient pas installés dans le confort de leur atelier, ils parcouraient le duché à la recherche des meilleurs ingrédients nécessaires à leurs liqueurs et autres breuvages. C’est sur ces chemins que ma mère m’a mise au monde, à l’arrière de leur petite carriole, au milieu des fleurs enivrantes et des plantes épicées.
C’était une vie agréable, de travail, de créativité, d’amour… Cette tendresse me revient lorsque je me souviens de notre maison enveloppée des brumes cielsombroises, le laboratoire, … Je me souviens de mon père qui « mouchait la bouteille », selon son expression, pour éliminer de la surface de la boisson les petites fleurs de dépôt qui se concentraient en haut du goulot. Puis il me faisait sentir l’élixir. Il s’amusait alors de mes sourires et de mes grimaces d’enfant.
Mais je m’interdis d’y penser. Ces souvenirs sont flous, emprunts de nostalgie, d’insouciance perdue, noyés par le temps. Teintés d’une colère sourde et contenue. Les débordements d’émotion ne mènent à rien de bon. Savoir se maîtriser, c’est la clef. Se focaliser sur les faits.
Mes parents menaient des recherches en parallèle de leurs ventes florissantes. Ils élaboraient de nouvelles liqueurs, des remèdes, en combinant différentes sciences. Ce sont ces nouveautés qu’ils devaient aller présenter devant la Guilde des Marchands, dans la Ville Haute de Lorgol. C’est pour cela qu’ils devaient entreprendre un voyage vers le Nord. Sur la fin des préparatifs, ils apprêtèrent cette même petite carriole, tirée par deux solides chevaux, et partirent avec moi sur les routes. J’avais dix ans. Assise entre mes parents, je regardais le paysage filer au rythme des cahots, m’interrogeant sur cette ville intrigante que j’allais découvrir pour la première fois.
Je sentais mes parents plus tendus que d’ordinaire. Leurs travaux récents semblaient absorber leur énergie et creuser des cernes sous leurs yeux. Avant d’entamer notre voyage, ils m’avaient prise à part, dans un coin de l’atelier. Après avoir échangé un bref regard avec mon père, ma mère m’expliqua :
« Avec ton père, nous avons découvert une nouvelle méthode pour fabriquer certains élixirs… Ils sont plus efficaces, et plus rapides à produire. C’est une découverte que nous avons faite, et nous craignons que quelqu’un cherche à nous la voler. Nous devons aller rendre compte de notre travail devant la Guilde des Marchands, à Lorgol. Tu le sais, c’est très loin. Le voyage que nous devons faire est vraiment important. Ne dis à personne pourquoi nous partons, ni où nous allons, d’accord ? »J’avais hoché la tête. J’étais suffisamment grande pour comprendre le sérieux de la situation, et fière que mes parents me fassent ainsi confiance.
Nous n’avions même pas encore quitté Sombreciel. Nous approchions des montagnes formant la frontière avec Erebor. Alors que nous nous laissions bercer par les ballottements du chariot, le chaos explosa au détour d’un chemin boisé, vif, imprévisible, brutal. Une détonation. Une intense lumière aveuglante. Le bruit d’une lame que l’on tire. Un cri de mon père. La respiration de ma mère. Les chevaux qui se cabrent. Puis le vide. Noir.
¤
Un crépitement humide me sortit du néant dans lequel j’étais embourbée. Une pluie fine tombait sur mon visage tourné vers le ciel, et frappait la terre avec un petit bruit pointu et mat à mes oreilles. J’étais allongée au sol, sur le dos, à l’écart de la carriole renversée. Une douleur lancinante me vrillait le crâne, le sang pulsait à mes tympans. Du sol, l’ondée faisait monter une odeur de poussière mouillée et d’herbe fraiche.
Avec des gestes incertains, je me redressai à demi, haletante, couverte de terre, et toussai, crachant quelques gouttes de sang au creux de ma main. J’étais parcourue de tremblements irrépressibles, sous le choc. Hébétée, je parvins à me mettre sur pied, m’appuyant sur un tonnelet éjecté du chariot, et m’approchai tant bien que mal de ce dernier. Il était retourné, sur le côté droit. Tout autour, des débris de bois, et la marchandise versée sur le chemin. Elle avait été fouillée. Des fioles s’étaient brisées et répandaient leurs senteurs florales et alcoolisées. Il semblait manquer une partie des réserves. D’un petit coffret entrouvert par la violente secousse s’échappaient les économies que mes parents avaient préparées pour le voyage, intactes. Les tentures étaient en partie brûlées, les lambeaux restants pendant mollement sous la pluie. De légères marques de lutte. Un filet rougeâtre courait sur la terre claire. Un des chevaux s’était enfui. Le deuxième était sur le flanc, une patte cassée, tentant inutilement de se redresser, lâchant de temps à autre un hennissement déchirant de souffrance.
Nulle trace de mes parents. Je tournai sur moi-même, cherchant des yeux un signe. Je ne comprenais pas.
Chancelante, je m’agenouillai près de la bête brisée.
« Il ne se relèvera pas. » Une femme était apparue, contournant la carriole. Sa voix était jeune et grave, son visage, dissimulé sous une large capuche. Il me reste surtout le souvenir de sa démarche, souple et maîtrisée, sombre silhouette s’avançant, un aiguillon au poing. Me repoussant doucement de sa main libre, elle tendit l’autre vers le cheval et mit fin, d’un geste expert, à son agonie. Quelques convulsions, puis le calme total. A part la pluie et ma respiration saccadée, plus un son. Plus un mouvement. La vie semblait avoir déserté ce triste chemin. La solitude et la peur s’invitèrent dans ma cage thoracique, gonflant ma poitrine d’angoisse, serrant ma gorge et mes tempes.
L’eau me dégoulinait dans les yeux. Je revis chaque fois la scène par sensations douloureuses, quelques images fugitives venant s’y superposer. Un symbole ornait la bague de l’inconnue, rendu indistinct par la peine et le temps. Mes parents ? Disparus. Une fiole tendue.
« Bois, tu auras moins mal. » Les yeux dans le vide, perdue. Telle une marionnette, j’obéis mécaniquement, saisis le flacon et avalai son contenu suave d’une lampée. Alors que je buvais, la tête penchée en arrière, la pluie lavait mes mains et mon visage de la poussière et du sang, coulait sur mes bras et dans mon cou. Mes cheveux étaient collés sur mon front et dans ma nuque.
« Pardonne-moi. » Je frissonnai. Un paisible engourdissement s’étendait à mes membres, plombait ma tête et mon esprit. Je l’accueillis, lâchai prise, glissai dans un inconscient salvateur et dans les bras de l’étrangère.
Je me réveillai plus tard, le cerveau embrumé, à bord d'une charette bringuebalante. Cela aurait pu être celle de mes parents, mais non. Les nuages défilaient sous mes yeux, j'entendais des voix basses et inconnues. L’attaque me revint violemment. Pas de mauvais rêve, tout était douloureusement réel.
J'étais en compagnie d'un couple de marchands. Lors d’une étape proche d’Automnal, une jeune femme, discrète sous sa capuche, était venue leur confier une fillette inconsciente. En échange de quelques pièces, elle leur avait demandé de prendre soin de moi jusqu’à Lorgol où ils se rendaient également. C'était, avait-elle sûrement pensé, le meilleur endroit pour tenter de se construire une vie en partant de rien. Ils me laisseraient chez l'une de leurs cousines, aubergiste. Nous faisions des arrêts réguliers pour nous nourrir et dormir. Sans être affectueux, le couple était attentionné et pris soin de moi tout au long des longues semaines que dura le trajet.
Je vivais ces instants comme si ce n’était pas les miens. Rien n’avait d’importance, seuls comptaient le bruit des sabots des chevaux, la détresse qui me mangeait le ventre, et le manque de mes parents. L’aura mystérieuse de l’inconnue m'accompagnait encore. Prostrée, blottie dans l’ombre, je n’étais plus qu’une âme égarée, flottant dans les limbes et sur les routes d’Ibélène.
¤
Je ne repris réellement vigueur qu’aux portes de Lorgol.
L'angoisse m’habitait encore, mais à l'approche de la capitale libre, les événements récents s’étaient parés d’une tournure irréelle. L’angoisse était bien présente, mais semblaient s’effacer devant autre chose : une sorte d’impuissance et de rage perçaient la gangue de tristesse et d’inquiétude dans laquelle je m’étais enfermée. Il fallait que j’agisse, je que je comprenne, que je les retrouve. Mes parents. Mais aussi les responsables. Si cela semblait impossible du haut de mes dix ans, je savais qu’avec du temps et de la détermination, je pourrais avancer. Avancer pour ne pas tomber. Espérer et châtier.
Je me remémorais les paroles de ma mère avant notre départ. Mes parents menaient-ils des recherches qui gênaient ? Faisaient-ils des envieux ? Ils avaient disparu. Etaient-ils seulement encore en vie ? Des bandits de grand chemin n’avaient pu être à l’origine de l’attaque : l’or était intact, pour ce que j’avais pu voir. Seules les marchandises avaient été retournées et pillées. D’autant plus que l’attaque était ciblée sur mes parents. Je n’étais qu’une petite victime inutile, je ne connaissais ni recette, ni secret de fabrication d’aucune sorte, aucun contrat n'était sur ma tête. Même si elle m’avait épargnée, cette femme aux drogues si douces n'était pas là par hasard. Elle était là pour mes parents. Et elle m’avait eue, aussi, avec son élixir fourbe.
Dès lors, j’allais éprouver une aversion pour tout ce qui altère l’esprit, et me retrouver avec l’obsession permanente de garder le contrôle en toutes circonstances, l’esprit clair et vif, ce qui n’est pas sans ironie pour une Cielsombroise d’origine…
A l’entrée de Lorgol, aux côtés des marchands, la tête bourdonnante de pensées, j’avançais pour franchir les portes d’un pas déjà plus assuré. Je ne pouvais revenir en arrière. J’étais la graine plantée d’autorité, forcée de faire pousser mes racines dans une terre inconnue, d’entamer une vie que je n’avais pas choisie.
Puisque le Destin se jouait de moi, j’allais montrer de quoi j’étais capable.
J’appris de nombreuses années plus tard que des négociants Erebiens jaloux avaient en effet commandité la frappe pour s’emparer de quelques échantillons, fruits des expérimentations de mes parents, et tenté de leur soutirer des informations pour leur propre profit.
Ceux-là, je leur dépêchai les bons soins de la Confrérie Noire sans une once d’hésitation. En exigeant que ce soit un homme qui les exécute. Car la femme encapuchonnée était sans aucun doute elle-même membre de la Confrérie. Son identité me restait inconnue, en dépit de mes recherches, et je ne pouvais compter sur le souvenir de son visage qui m’était resté caché. D’ailleurs, c’est sans doute ce qui m’a sauvée car si j’avais été capable de l’identifier, elle m’aurait plus sûrement ôté la vie que la conscience. Les assassins ne sont pas réputés pour leur tendresse, je ne sais donc ce qui a motivé son acte de bienveillance envers la fillette que j’étais. Peut-être pour alléger son esprit ou en souvenir d’une personne, d’un vécu… Peu importe.
« Pardonne-moi ». Non… Je ne pardonne pas. Pas à toi.
Quant à mes parents, je ne sais ce qu’il est réellement advenu d’eux. A coup sûr égorgés dans un fossé. Ma seule certitude est que j’avais dû apprendre à vivre sans.
A l’époque, à mon arrivée à Lorgol, j’étais presque livrée à moi-même, sans possibilité de retour en Sombreciel dans l’immédiat. Pleine d’interrogations, je naviguais entre espoir, colère et anéantissement. Loin de l’atelier et des routes qui m’avaient vue grandir, loin de ceux que j’aimais, mais avec peut-être la possibilité de les retrouver…
L'idée d'entreprendre le voyage en sens inverse m'obsédait. Je me rendis vite compte que je n’irai bien loin avec le maigre argent dont je disposais. Personne n’accepterait de prendre avec lui une gamine de mon âge pour un voyage jusqu’en Sombreciel. Il fallait que je trouve de l’argent et des contacts en ville. Peut-être mes parents avaient-ils des connaissances parmi les négociants ? D’un autre côté, il pouvait s’avérer dangereux de les approcher.
L’excitation et l’émerveillement chassèrent un instant mes pensées noires. Lorgol ne laisse personne indifférent. Jamais je n’avais vu tant d’agitation. Ici, la vie fourmillait, les rues vous happaient et vous entrainaient dans un tourbillon d’images, de couleurs, d’odeurs… Tant de monde ! Des personnes si différentes… Tellement d’activité, de métiers, de marchandises, la magie mêlée à la science ! J’admirai le vol majestueux d’un dragon et la splendeur d’un griffon. Malgré mon état second, je restais abasourdie par la première vision que m’offrait Lorgol. Ces tours impressionnantes, tous ces canaux… Je n’avais jamais rien vu de tel.
Les marchands me menèrent directement chez leur cousine, qui me considéra comme une main d’œuvre bienvenue, puis poursuivirent leur propre route. C’était une auberge modeste, mais bien entretenue. L’honnête femme qui gérait l’établissement m'offrit un refuge, du travail, et occasionnellement, un semblant d'amour maternel. J'admets que dans mon malheur, j'eus tout de même la chance d'échouer dans un lieu accueillant, qui me tint lieu de foyer pour quelques temps.
Les mois passèrent, l’attaque de notre carriole me paraissait de plus en plus floue, irréelle… Ma vie à Lorgol, aussi douloureuse qu’elle puisse être au départ, me devenait familière, et mon existence en Sombreciel me laissait sur la langue le goût d’une histoire inachevée. Toujours inquiète pour mes parents, j’appris à vivre par moi-même, et à enfouir questions et ressentiment. Je n’avais pas encore assez d’économies, ni de connaissances, pour mener des recherches et retourner en Sombreciel par mes propres moyens. Plus grave, j’avais l’impression confuse que ce voyage ne se ferait pas de si tôt, que c’en était fini de mon ancienne vie, que je devais embrasser la nouvelle sans grimacer…
C’est résignée, mais avec courage, que j’affrontais chaque nouvelle journée, mettant de côté ce que je pouvais du maigre salaire que je percevais. Si elle n'était pas bien riche, la patronne de l'auberge n'était heureusement pas avare de sourires et d'attention.
Je restais à l’affût de toutes les informations qui trainaient à portée de mes oreilles, j’appréhendais de mieux en mieux le fonctionnement de la ville et de ses habitants, sans pour autant oser m’y aventurer trop avant… J’allais travailler cinq ans dans cette petite auberge avant qu’un événement ne bouscule la situation.
¤
C’était un soir du Solstice d’Hiver. Les sélections des apprentis par les Maîtres de la Cour des Miracles s’étaient achevées une heure auparavant. Je ne savais trop comment considérer cette étrange confrérie. J’avais bien compris leur importance au sein de la cité, sans parvenir toutefois à les cerner. Je restais donc, chaque Solstice, à distance de ces individus fascinants – mais néanmoins voleurs ! Je veillais sur mes économies comme une poule sur son œuf et ne voulais en aucun cas risquer une mésaventure au contact de personnes à qui je ne pouvais accorder ma confiance.
Alors que je regagnais le réduit qui me servait de logis sous les toits de l’auberge, après une froide et dure journée de labeur, je remarquai que ma porte baillait, entrouverte sur l’obscurité, chose inhabituelle puisque je prenais soin chaque matin de la verrouiller. La sacoche contenant mes économies avait disparu… Malade de désespoir et de colère, je tentai de me contenir et redescendis rapidement dans la salle principale de l’auberge, où quelques groupes de clients buvaient encore des chopes de cervoise ou d’hydromel. Le larron ne savait sûrement pas à quoi ressemblait le propriétaire de la sacoche volée, et avec un peu de chance, il était sûrement encore dans les parages… Maudits enfants de la Cour !
Après avoir ravalé mes larmes, j’avais essayé de me composer un visage neutre en descendant les escaliers, et je vaquais à présent aux tâches ménagères qui m’incombaient d’ordinaire, gardant l’oreille sur les conversations des clients, observant la salle du coin de l’œil. C’est ainsi que je cernai un jeune imbécile, l’air bien trop satisfait pour être honnête, chuchoter à l’oreille d’un collègue et lui faire tâter quelque chose sous la table. Un infime tintement m’assura que j’avais vu juste.
Mais comment pouvais-je récupérer mon bien ? Je ne pouvais accuser des clients sans preuve, d’autant plus qu’ils appartenaient à une groupe très influent de la capitale… Je me souvins alors de la réserve d’herbes de la patronne. Elle s’en servait pour relever certaines boissons, ou apaiser. Or, parmi ces plantes, c’en trouvait une qui, chauffée en quantité suffisante, endormait, ou du moins, rendait amorphe en quelques minutes. J’attendis que le jeune voleur et son compagnon commandent une cervoise chacun. Je fis signe à la patronne occupée à discuter avec un groupe de marchands que je me chargeais de les servir. J’en profitai pour faire ma préparation en remerciant mes parents, où qu’ils soient, pour leur enseignement.
Une fois les chopes servies, je me procurai vite une étole de tissu pendue à un clou, un chapeau mou qui trainait par là, et sortis devant l’auberge. Je me mis à l’écart, enveloppai rapidement le haut de mes habits dans le tissu et vissai le chapeau sur ma tête jusqu’aux yeux – il ne s’agissait pas qu’on me reconnaisse ! J’étais effrayée, mais la détermination et l’excitation me donnaient des ailes. Par chance, la voie était presque déserte. Peu de gens circulaient dans la ruelle à cette heure avancée de la soirée. Mon souffle se transformait en petits nuages vaporeux. On ne distinguait même pas les étoiles à travers le manteau dont était vêtu le ciel. J’attendis dans l’ombre, silencieuse et frissonnante.
Les jeunes voleurs sortirent en chancelant quelques instants plus tard. Ils avaient une bonne descente… Je les suivis en retrait sur une vingtaine de mètres, attendant de les voir s’affaler. Mais quelque chose clochait… Seul l’un des vauriens était vacillant, l’autre ne faisait que le soutenir, calquant son pas sur celui de son ami. Je saurai plus tard que distrait, il avait renversé sa chope et n’avait pas eu de quoi s’en payer une autre, contraint d’attendre que son ami finisse la sienne en vitesse.
Il fallait que je me débarrasse du garçon saoul, mais non drogué. Heureusement que l’ivresse jouait contre lui. J’en profitai pour m’approcher par derrière et lui décochai un coup de pied bien senti à la pliure des genoux. La douleur, l’alcool et la gravité le mirent au sol immédiatement. Je le frappai aussitôt au crâne, l’assommant à moitié. Je le trainai ensuite dans l’ombre d’une venelle adjacente pour ne pas attirer l’attention.
Je revins discrètement au deuxième compère qui s’était effondré au sol dès que l’autre l’avait lâché. Il ronflait comme un sonneur. Sa présence n’avait alerté personne : il était courant que des ivrognes s’endorment au milieu des ruelles à proximité des tavernes.
Je me jetai sur mon voleur, le détroussai sans remords, récupérant ma sacoche pleine, et quelques pièces supplémentaires au passage, tout en m’assurant d’avoir les Lunes voilées pour seuls témoins.
Fière de mon entreprise, je retournai en courant à l’auberge, regagnant sa lumière et sa chaleur rassurante. J’avais fini le travail que m’avait confié la patronne, et montai donc directement dans mon petit réduit pour prendre un repos bien mérité. La porte était toujours entrouverte, mais plus sur les ténèbres… Intriguée par la lueur vacillante, je m’approchai de la petite pièce et découvris un des clients de la soirée, un homme d’une quarantaine d’années, au visage abrupt, assis sur un coin de ma paillasse. L’un des Maîtres.
« Que sais-tu de la Cour des Miracles ? »Malgré les sélections terminées, auxquelles je n’avais bien sûr pas pris part, j’avais été repérée pour mon opiniâtreté, mes capacités d’observation, d’adaptation et d’improvisation, pour la rapidité de mon action, ma discrétion et mon audace. Je ne l’avais peut-être pas souhaité, mais j’avais éveillé l’attention du Maître Espion en Infiltration.
Je savais que je ne parviendrais pas à retourner en Sombreciel avant longtemps. On me proposait une formation qui me serait plus qu’utile dans mes recherches. Une revanche. On me valorisait. On me proposait un nouveau foyer. Plus qu'une protection, une famille. Particulière, il est vrai. Très nombreuse, mais aux liens puissants. Cette communauté, je l’intégrai sans hésiter. Je suivis le Maître, me laissant avaler par Lorgol. Je parcourus les entrailles de la ville dans son ombre, jusqu’à fouler pour la première fois les pavés enchantés de la Cour des Miracles.
C’est ainsi que j’entamai ma formation d’espionne, aux côtés du Maître qui m’avait repérée en cette nuit de sélection du Solstice.
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Spécialisée en infiltration, je suivis avec succès mon apprentissage de cinq ans au sein de la Cour. Sur la fin de ma formation, je pus enfin retourner en Sombreciel à l’occasion d’une dernière mission avec celui qui allait rester, plus que mon maître, mon second père.
Nous tentâmes de retrouver l’atelier de mes parents. Il n’existait plus. Un incendie avait ravagé le laboratoire ainsi que notre logis. La moindre preuve des travaux de mes parents et de l’existence de ma famille avait été détruite. Ici, j’étais sans attache, sans héritage… Pouvais-je encore me raccrocher au passé ? Cette blessure s’est depuis longtemps transformée en une cicatrice qui me démange encore aujourd’hui.
Depuis cette époque, je sers pleinement la Cour des Miracles. Œuvrant entre la Ville Haute et la Ville Basse, fréquentant aussi bien les plus belles tours que les canaux les plus sombres, allant même jusqu’à voyager dans les deux royaumes pour certaines missions bien particulières. Récolte d’informations, jeux d’influences, intrigues politiques et affaires plus exotiques sont mon quotidien. Cours, noblesse, négociants, pirates, petites gens… Toutes les sphères de la société peuvent être amenées à se procurer les services d’un espion. A côtoyer tous ces milieux, j’ai pu acquérir une certaine connaissance de la nature humaine et me fais un jeu de cerner les individus.
Jouant de nombreuses personnalités pour parvenir à mes fins, j’ai mes entrées chez les influents de Lorgol, qu’ils soient d’en haut ou d’en bas. Je n’hésite pas à brouiller les apparences dans un savant mélange de prudence et d’audace, sautant d’une intrigue à l’autre telle une équilibriste ignorant la chute. Sur mon passage, il ne reste de moi que le doute d’un murmure. Je ne provoque jamais plus d’un remous dans l’obscurité des choses cachées. Je mène une existence vibrante d’adrénaline et d’imprévu. J’aime sentir mon ventre se serrer, cette chaleur prenante irradier mon être depuis mon plexus, l’électricité courir dans chacun de mes nerfs… Cette tension qui précède, puis accompagne l’action. J’agis toujours librement, me préoccupant seulement de mes intérêts et de ceux de la Cour des Miracles.
« Petite ombre, tu vas devoir apprendre à côtoyer la lumière », m’a un jour dit mon maître. C’est ainsi que j’évolue entre ombres et reflets, incarnant une série de rôles illusoires et agissant en secret. J’essaye de ne pas me perdre au milieu de toutes les images que je renvoie, de garder un repère, de rester moi-même. Il n’est pas aisé de créer des liens sincères en-dehors de la Cour, ce qui me pèse parfois, malgré mon caractère solitaire. Je ne suis pas qu’une ombre mouvante aux reflets éphémères. De Sombreciel, je sais que j’ai hérité de l’esprit libre et ouvert. Mes accès imprévisibles de douce tristesse, également. Mon maître et l’expérience m’ont appris à canaliser mon tempérament de feu pour ne le libérer qu’aux moments opportuns.
Je n'ai jamais oublié la générosité de l'aubergiste à qui je rends régulièrement visite. De petit poussin de la Cour, je suis finalement devenue Maître Espion en Infiltration.
J’enseigne le contrôle du corps et de l’esprit, l’excellence comme but invariable. L’adaptation permanente, l’exigence de l’imprévu, l’importance des apparences, de l’anticipation, les techniques d’infiltration, l’observation, le savoir et l’exercice…
Mais aujourd’hui, plus que mes missions, mon statut de Maître à la Cour des Miracles et mes devoirs en tant que tel, c’est la situation en Arven qui me préoccupe. La guerre a fini par éclater, entrainant le peuple dans son maelstrom de cruautés, de peines et de peurs. Mon maître avait coutume de dire :
« Pour comprendre – et donc maîtriser – une chose, nulle autre place n’est meilleure que son cœur. » J’avais donc décidé de me projeter au centre des événements, en espérant ne pas tomber au cours du conflit.
J’embrasse du regard une dernière fois la ville sous mes pieds et l’horizon aux lueurs naissantes. Je retourne à présent dans mon logis, niché dans les entrelacs de Lorgol. Je descends de ces toits si haut-perchés sur lesquels j’aime prendre de la hauteur et replonge dans la vie foisonnante de la cité que je chéris tant.