ft. Molly Quinn
Dans la vie, je suis...
Et voilà comment j'en suis arrivé là.
«
Par tous les sabres de l’Audacia, je vais te faire rentrer tes mots dans le gosier ! »
D’un geste, je sors mon sabre pour le pointer sur le torse de cet imbécile qui a osé traiter ma mère de catin. Et il fait déjà moins le malin, ce gros tas, gras et stupide. Comme si tout le monde ne savait pas que sa mère à lui ouvre les jambes devant tous les commerçants du coin ! Et il ose, ce fils de putain, s’en prendre à l’honneur de ma mère sous prétexte que papa et elle ne sont pas mariés. Ah mais je vais lui apprendre, moi !
Déjà, sous la menace de ma lame, je le vois devenir pâlir et de grosses gouttes de sueur coulent le long de son front luisant. C’est pathétique. Si je fais un pas vers lui... vous pensez qu'il fuira en courant, ce pleutre ? Mais je préfère pour le moment le garder à ma merci, juste pour le voir trembler et gémir. Ah le pourceau ! Il pousse des petits couinements ridicules. Espère-t-il vraiment m’attendrir ? Aucune chance. Jamais il n’aurait dû insulter maman. Jamais ! Alors je vais attendre. J’ai tout mon temps. Et quand il me suppliera de le laisser partir et qu’il s’excusera... j’aviserai. D’ici là, je suis certaine qu’il se sera fait dessus ce couard. Et comptez sur moi pour que ça se sache dans toutes les rues de la Ville Basse ! Je vais lui faire payer. Je vais l'humilier ! Et ce sera bien fait pour lui.
Personne n’insulte un de Brunante ou un Jedidiah sans en subir les conséquences.
Traité d’éducation des jeunes filles – Avant Propos« Ce traité d’éducation des jeunes filles s’adresse à toutes les mères soucieuses de la réputation de leur enfant. Y sont rassemblés tout ce que fille à marier doit savoir ; les manières dont il convient de faire preuve en toute circonstance, l’apprentissage du respect de l’étiquette ainsi quelques leçons de musiques, de broderies et autres activités que se doit de maîtriser une demoiselle respectable. En seconde partie sont regroupés les meilleurs conseils pour préparer au futur rôle d’épouse et de mère. »
Diantre. Ce livre m’a tout l’air d’être un ramassis de stupidités. Je ne sais pas où Lena est allée trouver ce tas de billevesées indigestes. Oui, c'est en fouillant dans ses affaires que j'ai trouvé cet ouvrage insensé – ou d'autre ? Et je me demande bien ce qu’en penserait maman si elle le voyait. Après tout, elle était de ce genre de milieu, de la haute comme qu'ils disent. Surement qu’elle l’enverrait rejoindre sa place véritable : le caniveau. Mais avant, je préfère me régaler de cette lecture… instructive. Et hautement comique. Non mais franchement : la broderie et la musique. Je vous demande un peu ! Mieux vaut savoir nouer un nœud correctement, apprendre à manier le sabre pour ne dépendre de personne et savoir comment fonctionne la hiérarchie d’un navire ! Et puis même en admettant que toutes les femmes ne souhaitent pas s’embarquer, ce dont parle ce livre me semble tout à fait stupide. Elles ont bien mieux à apprendre, au moins la géographie d’Arven, son histoire ou toutes ces choses qu’oncle Laurent connait par cœur et qu’il raconte tellement bien.
Et encore, ce que je vous ai lu, ce n’était que le début. Il y a bien pire ensuite ! Tenez, écoutez un peu : « Une dame se doit d’être distinguée, élégante et polie et de contrôler ses émotions en toute situation ».
Pas sûre que maman ait eu ce truc entre les mains, quand elle était petite. Parce qu’en termes de femme distinguée et polie… C’est pas tout à fait ça quand même. Et je ne parle pas de l’élégance. Enfin, moi je la trouve superbe dans ses vêtement de bord – c'est qu'elle en impose ma maman ! – mais je doute que l’auteur de ce bouquin pensait à ce genre de tenues. Et quand elle est en robe… Elle est pire ! En même temps, c'est d'un encombrant... Pas étonnant que ça la mette en rogne ! Personnellement, les jupons et autres, très peu pour moi ! C’est incommode, gênant et absolument pas résistant, ni à l’escalade ni aux duels. Y'a bien que Lena pour apprécier ces horreurs, avec ses petits airs de poupée angélique.
Oh mais attendez, je viens de trouver mieux ! « La supériorité de l’homme étant évidente, la femme se doit d’être respectueuse, soumise et obéissante envers les hommes de son entourage, ; père, frères, époux ou de tout autre parent de sexe masculin. »
Ce passage m’a fait mourir de rire. Ce traité a été rédigé par quelque arriéré de Bellifère, ce n'est pas possible autrement ! J’imagine très mal maman se soumettre à qui que ce soit. Même à papa ! Après tout, si elle est partie c’est bien pour ne plus avoir à obéir à son bougre d’âne de frère (je précise à qui me lirait que cette expression n’est pas de moi ! C’est elle qui l’appelle comme ça !). Alors ce n’est certainement pas pour se taire devant un autre, même aussi formidable que papa. Et d’ailleurs, moi non plus je ne me soumettrai à personne. Jamais. Plutôt mourir que de devoir plier devant un imbécile quelconque. Le premier qui approche de trop près, il se prendra un bon coup de poignard bien placé ! Je m'en vais te les renvoyer au fond des jupes de leurs mères moi, ces soi-disant étalons de Bellifère !
Et personne ne me dira ce que je dois faire.
Je serai libre de voguer vers des terres inconnues, libre de chevaucher si je le veux, de me coucher tard ou de monter en haut du grand mât. Qu'est-ce que j'ai hâte de pouvoir monter aux cordages, observer l'horizon depuis le nid de pie, grimper sur les mats pour défaire les voiles... Il en a de la chance, le gabier... J'espère bien que j'pourrais l'assister un jour prochain. Parce que pour le moment, à part briquer le pont et filer un peu d'aide au cuistot, faut bien avouer que j'suis pas bien utile à bord. Mais il parait que c'est normal. Papa m'a expliqué que c'était ainsi, que tout le monde devait en passer par là alors soit. J'continue de le briquer ce fichu pont ! J'pense même qu'il a jamais été aussi brillant. Pour le moment, je ne suis peut-être qu'un petit mousse, mais un jour, je serais un pirate, un vrai !
Bien. Mettons tout de suite les choses au clair, marins d'eau douce. Oui, j'ai treize ans. Et OUI je suis une fille ! Mais par mon sabre, je suis parfaitement capable de flanquer une rouste au premier qui trouvera à y redire ! Bon. D'accord. Peut-être pas à un adulte. Il me manque encore un peu de forces et d'allonge. Mais tout de même ! Oncle Louis dit que je me débrouille très bien et que dans quelques années, je serai redoutable. Alors gare à vous. Si vous m'importunez aujourd'hui, je saurai bien venir vous en demander raison un jour prochain ! Demandez donc à Lena ce qu'elle en pense... Ah la naïve ! Elle pensait qu'elle était tranquille, que j'avais oublié qu'elle avait cassé mon pendentif de nacre - celui qu'oncle Louis m'a ramené de l'un de ses voyages. Et bien... Elle l'a cherché longtemps sa poupée. Au moins six mois j'dirais. Et encore, elle a eu de la chance que la perle n'ait pas cassé ! Maman a pu la remettre sur un autre cordon. Sinon... Je l'aurais jetée aux requins, sa maudite poupée ! Les porte-bonheur des pirates, on y touche pas !
Papa dit que c’est de la superstition. Qu’il faut croire en nos dieux sans artifices et que la Chance ne s’incarne nulle part. Et puisque c’est Papa qui le dit, il a surement raison. Mais quand même. C’est mon pendentif et j’y tiens ! Et puis, ça me rassure de l’avoir autour du cou.
Surtout quand je gambade la nuit dans les ruelles lors des escales. Pas que j’ai peur. Je n’ai jamais peur, de rien. Enfin peut-être pas de rien, mais de pas grand-chose. Mais c’est vrai que c'est un peu effrayant parfois, puis les gens y sont pas tellement fréquentables qu'il paraît… Effrayant mais passionnant quand même ! On peut inventer plein de jeux là-bas et les gamins du coin étaient bien d’accord avec moi ! Chevaliers, mendiants, chasseurs de dragons… Mais pas aux pirates. Être pirate, ce n’est pas un jeu ! Maman déteste que j'aille m'encanailler à la nuit tombée… Elle dit que c’est dangereux, que je pourrais faire une mauvaise rencontre... Mais elle s’inquiète pour rien. On ne risque absolument rien. Et si le fils Graindoré est tombé d’un pan de mur, c’est juste qu’il est mauvais. Je lui avais pourtant dit que j’étais plus habile que lui et qu’il ne m’aurait pas comme ça. Tant pis pour lui, il n’avait qu’à me croire sur parole plutôt que d’essayer de prouver quoi que ce soit. La vérité, c’est qu’il n’acceptait pas qu’une fille soit meilleure. Je crois qu'on appelle ça « l’orgueil de mâle ». C’est nul !
Alors plus tard, je leur montrerai à tous qu’une femme ce n’est pas nul. Moi je serai une femme libre, qui dit et fait ce qu’elle veut, comme maman. Personne ne pourra m’obliger à quoi que ce soit. Et ils verront, alors, qu’il n’y a pas besoin d’avoir quelque chose entre les jambes pour être un vrai pirate. Et moi, je serai un vrai pirate.
Et pourquoi pas capitaine de l’Audacia…