L'air avait pris une odeur iodée caractéristique. Et cette simple senteur qui planait dans l'ether gonflait de joie le cœur de Bruna. La maison. Enfin la maison. Après sept ans passés loin de sa patrie, des siens, de Port-Liberté, sa ville natale chérie, Bruna était de retour. Déjà, elle voyait la baie et cette ville magnifique lovée en son sein. C'était à couper le souffle. Elle n'avait jamais encore eu l'occasion d'avoir cette perspective sur le duché d'où elle venait. Par le haut… Elle essuya les larmes d'émotions qui perlaient à ses yeux.
Que de chemin parcouru ! Elle était partie, jeune fille inculte et frustre, et elle revenait sur le dos de son dragon. Son rêve le plus fou était advenu. Son dragon… La vérité obligeait à avouer qu'elle était bien plus son humaine que Sombre n'était à elle. Cela n'avait pas d'importance. Bruna était dévouée corps et âme au dragon saphir. Elle esquissa un sourire tendre à cette pensée et posa sa main gantée de cuir sur le cou de Sombre, en un rappel muet de l'affection qu'elle lui portait.
La journée finissante avait été belle, et le soleil entamait sa glorieuse course descendante dans la mer. Sombre commençait à planer, les toits se rapprochant petit à petit. Ils y seraient bientôt… Il y aurait tant à faire : se présenter à la caserne, prendre ses quartiers, s'assurer que Sombre trouve une grotte sur le littoral à son aise, et puis, descendre dans la vieille ville, passer la porte de la petite boulangerie, respirer l'odeur chaude du pain frais, et tomber dans les bras des siens… Bruna savait par sa mère qu'elle était devenue plusieurs fois tante durant ces sept années, mais elle n'avait pas encore vu un seul minois. Bruna avait pensé à prendre quelques menus cadeaux dans ses fontes, et Sombre avait grommelé qu'il n'était pas un âne de bât, par Messaïon !
Ils survolaient à présent la partie de la ville où se trouvait la caserne des Chevaucheurs, bien visible par l'aire d'atterrissage et l'arène d'entraînement qui formaient deux ronds parfaits. Une pointe d'appréhension noua les entrailles de Bruna. C'était sa première affectation. Et si ça se passait mal ? Et si elle faisait tout de travers ? Et si elle n'arrivait pas à se faire accepter ? Involontairement, elle se crispa. Sombre sentit les genoux se resserrer sur ses flancs, et devina sans peine ce qui tourbillonnait dans la tête blonde de sa Chevaucheuse.
Arrête de te mettre la rate au court bouillon. Tout ira bien, voyons. Je vais te le prouver.
Sombre n'ajouta pas un ricanement mental : c'était parfaitement inutile. Oh, il la connaissait : Bruna allait passer les premiers jours à se faire discrète, à ne pas déranger, à se dénigrer constamment. C'était à pleurer tant c'était prévisible. Et bien, pas cette fois ! Cette fois, elle allait entrer la tête haute. Elle était sa Chevaucheuse, crénom, et il n'était pas n'importe quel dragon. Quelque fois, il fallait faire ce qui était le mieux pour son humain. Après tout, il avait bien plus d'expérience qu'elle.
Alors, il s'annonça. Il s'annonça clairement avec des rugissements et des grondements à faire chanceler les tours du palais ducal. Le bruit était impressionnant d'autant que Sombre y mettait toute la puissance de sa voix.
Bruna vit les têtes interrogatives des passants se tourner vers le ciel, certains mettant leurs mains à leur front pour mieux voir qui faisait un tel charivari , et blêmit.
"Sombre ! Sombre ! Mais qu'est-ce qui te prend ?" cria Bruna, paniquée.
Pas de réponse… Sombre claironna encore à pleins poumons tout en tournant bien lentement afin que chacun put voir sa robe d'azur dans le couchant. Quand il fut certain que personne à Port Liberté n'eut pu ignorer sa survenue , il cessa enfin son petit manège. Il effectua un dernier tour, en parfait cabotin, et fit un atterrissage impeccable sur l'aire convenue.
Bruna était livide. Elle s'y reprit à deux fois pour réussir à descendre, tant ses genoux tremblaient. Elle s'appuya sur Sombre pour ne pas choir misérablement sur le sol.
"Pourquoi ? Mais pourquoi, bon sang ! Était-ce vraiment nécessaire d'ameuter toute la ville, Sombre ? Est-ce que tu te rends compte des conséquences ? On va penser que je t'ai demandé de faire un chahut pareil ! Si avec ça, je ne me prends pas une remontrance directement, j'aurai de la chance !"
Ils n'oseront pas, ne t'en fais pas. Allez, lèves le menton, Bru ! Tu es chez toi, tu es une fière cadette Chevaucheur et je te parie que personne ne pourra t'oublier, maintenant.
Il y avait une indéniable satisfaction dans le ton mental de Sombre. D'ailleurs, le comité d'accueil arrivait à grand pas. C'était parfait. Ils n'auraient pas à attendre. Encore une fois, il avait eu raison.
Bruna se redressa de toute sa petite taille, les pieds joints, et effectua un impeccable salut à la personne qui n'allait pas tarder à lui donner l'engueulée du siècle.