Les glaces sont éternelles. La neige est un cycle constant. Ces flocons de nacre qui déposaient un tapis où toute la blancheur du monde semblait s’être réunie étaient l’univers entier de la petite Astrid. Si pleine de vie, si joyeuse. La voilà qui se prend une boule de neige en pleine joue, une fusée si rapide qui l’a fait tomber à la renverse. Qu’importe, ses bras se tortillent pour réunir autant de neige que possible, son visage, aussi clair que le paysage, à moitié avalé par tout ce débordement qui les agite. Elles n’arrêtent pas de rire. Mais quel est le nom de cette autre petite fille avec qui elle jouait ? Elle ne se souvient que de la joie et de l’enchantement. Le froid était terrassant sur les terres de Jaakyl, si loin au nord, mais tout devient relatif quand on y passe tant de temps. Il n’y avait rien de plus vivifiant que de se dépenser, tout était si facile. Elles se prenaient parfois pour des Skjaldmö se battant, ces guerrières qui, du haut de leur si jeune âge, n’étaient que ces femmes extraordinaires des chants. L’insouciance faisait toute sa vie. Presque. La réalité n’était jamais bien loin. Mais qu’elle était agréable cette réalité, malgré la rudesse qu’imposait leur environnement hivernal.
Ses parents avaient toujours dégagé une chaleur qui suffisait à réchauffer n’importe quel moment. Les considérations politiques ne les atteignaient pas. Leur vie à Jaakyl était si simple, parce que difficile. La survie n’y était pas si aisée, mais choyée qu’elle avait été, elle ne s’en rendait pas compte. Elle n’avait même pas encore sept ans. Un petit monde, dont elle était la spectatrice protégée. De lointaines visions de pêches sous la glace, observant curieusement les paysans de leur domaine, les rares et extraordinaires parties de chasse à l’ours blanc qui n’étaient qu’un lointain reflet car elle ne pouvait s’en approcher. C’était pourtant resté gravé si nettement dans sa mémoire. Un rêve ténu et incroyable.
Qu’il avait fallu passer.
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Une nuit d'octobre 1002
Les flammes de l’âtre diffusaient une chaleur non négligeable pendant ces nuits gelées de fin d’année, et ce malgré l’isolation très travaillée du palais d’Ibelin. Mais rien ne lui rendrait le réconfort de l’austérité glaciale de Jaakyl. Dans la chaleur des peaux et des fourrures qui le recouvraient, Ludwig dormait si paisiblement. Astrid n’était pas certainement de savoir par quel miracle une telle chose était possible. Malheureusement, ce n’était pas toujours le cas. Son bel enfant était souvent la proie de cauchemars. Alors elle s’assurait fréquemment de son sommeil, elle qui se levait si tôt. Il n’était pas encore quatre heures du matin mais, comme depuis sa plus tendre enfance, Niobé ne parvenait pas à la retenir longtemps entre ses bras. Astrid était faite d’une vitalité si délicate à contenir. Mais sa présence, la nuit, auprès de son fils, était devenue presque maladive cette dernière année. Depuis un soir en particulier... Comme à son habitude, elle chantait pour l’endormir et l'observait dormir. Et parfois, le sommeil l’emportait avant qu’elle ne se décide à le quitter. Cette fois-ci, que tous les dieux du panthéon soient loués, cela s’était également produit. Ludwig s’était réveillé en sursaut, émergeant d’un horrible cauchemar. Astrid n’avait fait qu’un bond dans son fauteuil confortablement rembourré de fourrures. Son esprit n’avait pas encore complètement émergé que la terreur avait envahi ses traits à la vue des flammèches qui prenaient racines sur son lit. Son cœur n’avait fait qu’un tour, un haut-le-cœur qu’il avait fallu broyer, car elle s’était précipitée pour étouffer ce feu naissant dans les couvertures. Quelques secondes était-elle restée interdite, accusant le choc avant de saisir contre elle son garçon. Si fortement qu’elle eut peur de lui avoir fait un peu mal, le réconfortant de son cauchemar qui se lisait encore dans ses yeux écarquillés pendant qu’elle-même cherchait une échappatoire, mais pour tout autre chose. Ludwig avait hérité de magie. Et tout était de sa faute.
A Jaakyl, ses onze ans passés, la maturité commençait à se faufiler un chemin dans son esprit. L’apprentissage des jeunes filles de la noblesse la rattrapait un peu, mais non, cela n’enlevait rien au plaisir des merveilles que leur offrait leurs terres glacées. Les aurores boréales y étaient magnifiques. Combien de fois était-elle restée jusque tard dehors pour pouvoir les contempler, elles qui semblaient faire un pont entre leur monde et les étoiles. La nuit les rendait extraordinaires. Un sentiment de béatitude indescriptible la saisissait, lorsque, allongée dans la neige dans des monceaux de vêtements, elle les contemplait. Un jour, l’horreur était venue briser ce moment. Elle n’avait d’abord rien senti, il avait fallu que l’humidité s’infiltre jusque dans les plus profondes couches de ses vêtements car toutes les parties de son corps étaient farouchement couvertes. Quel choc quand, s’étant redressée, Astrid constata toute cette eau autour d’elle, en place et lieu de la neige qu’il aurait dû y avoir. Non… Etait-ce… ? Cela ne se pouvait. Hésitante, ses jambes fébriles avaient reculé en arrière et, tout autour d’elle, la neige continua de retrouver instantanément son état liquide. Pourquoi… Pourquoi... ? En dehors de tout. Qu’avait-elle fait pour être cela ? Son petit monde avait chancelé, mais elle ne savait pas encore à quel point. Désemparée, elle s’était confiée à sa mère qui eut le cœur brisé, car la meilleure option pour sa fille était désormais de partir à l’Académie et de ne jamais en revenir. Ce n’était pas envisageable. Comment pourrait-elle quitter Jaakyl ? Elle qui n’avait même jamais dépassé ses limites. Ce n’était pas seulement ça. Elle aimait bien trop cette terre. Aujourd’hui, elle se rend compte combien sa décision avait été égocentrique. Mais à l’époque, Jaakyl était une terre isolée, à laquelle personne ne s’intéressait. Ne pouvait-elle juste y rester confinée, son secret ignoré de tous ? A l’époque, ça ne semblait pas si dangereux. A l’époque, elles ont donc choisi que rien ne les séparerait, que rien n’enlèverait à Astrid la vie qu’elle souhaitait, pas même cette magie tant honnie des ibéens.
Un soupir contrit dépassa ses lèvres, attendrie par la mine endormie de Ludwig. Qu’il était étonnant de constater à quel point la terreur pouvait folâtrer avec le ravissement, quoique la terreur était sûrement telle car, justement, elle pouvait annihiler tant de choses inestimables. Astrid était piégée depuis les pouvoirs de Ludwig révélés, le quotidien proche de l’insupportable. Pourtant, il n’en fallait rien montrer à personne. Avant ce tragique événement, les choses n’avaient jamais été très simples, mais jamais aussi catastrophiques que désormais.
Après la découverte de son aptitude à la magie de l’Hiver, les choses avaient eu du mal à revenir à la normale dans l’esprit de l’adolescente qu’elle était, mais elle avait réussi grâce à la force que lui inspirait ce morceau de terres où ils vivaient. Plus son âge avançait, plus Astrid s’impliquait dans la vie de Jaakyl. Cela lui faisait oublier sa condition de la manière la plus agréable qui soit. Se dépenser pour le bien-être et la survie des siens, n’y a-t-il rien de plus réconfortant ? Ici, personne n’était au-dessus d’une autre, pas même la famille du baron. Les lois de la survie logent tout le monde à la même enseigne, et seul l’entraide prime. Elle sut pratiquement aussi bien se débrouiller que n’importe quel manant. Presque. Il lui était même parfois permis de les accompagner traquer l’ours polaire, jamais plus car cela devenait trop dangereux. Elle se souvient, une fois, d’un ourson piégé dans une crevasse. Son père lui avait dit qu’il était voué à mourir car sa mère avait dû l’abandonner. Normalement, ils n’abattaient pas d’ourson car il n’était pas assez rentable et ils vivaient avec cette nature glaciale en harmonie, ne prenant que ce dont il avait besoin. C’était à ces condition que leur survie perdurerait. Alors Astrid l’avait quand même prié de laisser sa chance à l’ourson. Son père y convint et sortit la grosse peluche de son piège. La vie était si précieuse. Astrid avait quatorze ans et son discernement s’exerçait chaque jour davantage, participant activement à la vie. Elle aimait cette terre si précieusement, peu importait s’ils étaient les seuls à voir les richesses qu’elle recelait, et le petit peuple de Jaakyl lui rendait bien. Ils l’aimaient autant qu’elle se sentait épanouie parmi eux. Et ça ne serait pas le seul.
Un nouveau duc avait été couronné, Hjalden d’Evalkyr, dont l’un des premiers souhaits fut de visiter chacun de ses sujets. Recevoir quelqu’un de si prestigieux était inhabituel mais la petite famille se doutait que leur duc ne s’attarderait pas outre-mesure chez la petite noblesse qu’ils étaient, et qu’ils resteraient insignifiants. Ils se trompaient. Astrid se devait d’honorer cette visite comme telle. Elle se souvient encore de son grand sourire, que sa vitalité et sa joie de vivre lui donnaient à l’époque, de son amabilité, de sa profonde déférence que pourtant elle n’exerçait que rarement. Peut-être se serait-elle terrée dans un coin si elle avait su que le jeune duc allait tomber sous son charme et que rien n’allait pouvoir l’y faire renoncer. Rien. Son intérêt pour elle l’avait mise mal à l’aise au début, elle ne souhaitait pas que son pouvoir lui échappe, mais jamais n’aurait-elle imaginé que suite à cette visite, il la demanderait en mariage à ses parents. Son père fut passablement choqué, mais ce n’était rien en comparaison de ce que sa mère ressentit. Elle se souvient de la première réponse hésitante de sa mère, mettant en avant le peu davantage qu’une telle alliance en résulterait. Astrid n’y avait rien compris. Un cauchemar entier s’étalait sous son regard, un cauchemar qui venait d’engloutir toute la réalité. Mais pourquoi… elle ?
C’était comme si sa mort avait été annoncée en même temps que ce mariage. Comment pourrait-elle garder son secret ? A Jaakyl personne ne faisait attention aux quelques petits incidents qui étaient parfois survenus mais à Svaljärd, en épouse du duc, toutes les attentions seraient sur elle. Alors elle avait pleuré, toutes les larmes que son corps contenait, devant le funeste destin qui l’attendait. Un jour, il le découvrirait forcément. Et elle serait bannie, ou pire. Sa mère avait été au moins autant mortifiée qu’elle mais dire non n’était pas une option. Ils pouvaient dire non à beaucoup de choses mais pas au duc. Alors les choses seraient ainsi faites. Astrid n’avait pas compris comme une telle tragédie s’était abattue si vite sur sa vie. Si vite qu’elle avait à peine eu le temps de la réaliser. Quand tout s’effondra, il ne lui resta que les faux-semblants. Les apparences seraient sa seule sauvegarde. Et elle le fit, se murant derrière le calme, pour canaliser tout le courage qui allait lui être nécessaire et devenir la nouvelle personne qu’elle allait devoir être.
A ses seize ans, elle était devenue Duchesse de Valkyrion. On était en 988.
Finalement, les choses se déroulèrent plus simplement qu’elle ne l’eut imaginé car aucun accident ne la démasqua et, avec le temps, la pression si forte retomba à un niveau suffisant pour qu’elle cesse d’y penser à chaque instant. Svaljärd, cette si grande ville, était si différente de tout ce qu’elle avait connu, et le confort du palais ducal si déroutant. Il lui fallait désormais se plier à une nouvelle vie à laquelle elle n’avait jamais été préparée. Heureusement, elle eut de l’aide, qu’elle accepta avec forte grâce. Même à la longue, la politique et les relations internes et externes ne furent jamais une chose qui l’intéressèrent beaucoup. Heureusement, ce n’était pas son rôle, si ce n'est la gestion des relations avec les nobles dames de l'Empire. Astrid apprit tout ce qui lui fut nécessaire et se plia à chaque exigence, trop préoccupée à l’idée de ne pas attirer l’attention sur elle. La seule à laquelle elle ne pouvait néanmoins échapper… était celle de Hjalden. Et malgré toutes ses efforts, elle ne parvint jamais à recevoir son affection sans s’en distancer dès que l’occasion se présentait. Astrid avait tant peur de lui, sans pouvoir lui montrer. Une peur qui était devenue si grande lorsqu’elle comprit la haine féroce qu'il nourrissait pour les mages à cause de la mort de sa jeune sœur. Elle fut touchée par la peine qui obstruait sa raison et la comprenait, mais les émotions avaient tant obstrué son bon sens que cela ne fit qu'aggraver la précarité de sa situation. A la longue, on s’habitue à tout, même à vivre dans la peur. Et Astrid passa le plus de temps possible loin de son époux. Pour garder son esprit occupé, car les activités manquaient grandement dans ce palais si calme par rapport à sa vie précédente, elle se mit à lire, fourrant son nez dans les livres des bibliothèques, jusqu’à tomber sur des manuscrits dont elle ne reconnaissait aucune lettre. A sa demande, on fit venir un savant pour qu’il lui apprenne les langues anciennes. C’était une acticité fastidieuse et mobilisant une telle attention de l’esprit qu’Astrid put y noyer toutes ces heures où sa présence n’était guère requise à la gestion du palais ou à ses enfants.
Ludwig et Ljära… avaient été une félicité inattendue. Aimer Hjalden était une chose bien compliquée mais ces deux petits êtres étaient une preuve étonnante et étrange. Etaient-ils nés de sa peur ? ou d’autre chose ? Peut-être que, parfois, durant quelques rares moments où elles se laissaient aller, son cœur ne se gonflait pas que de sang. C’était indiscernable, incompréhensible et Astrid ne cherchait plus à saisir les méandres que le destin prévoyait pour elle. Elle les aima juste d’une force à toute épreuve, si forte que s’obstrua dans son esprit la possibilité qu’ils puissent hériter de sa magie. Un tel danger était encore si loin, et son propre secret était suffisamment lourd à cacher. Quelques incidents, parfois, se produisaient mais ils étaient bien plus rares qu’elle ne l’avait imaginé, même bien plus rares que du temps où elle vivait à Jaakyl. Un jour, cela faillit néanmoins lui coûter très cher. Enceinte de Ljära, sa seconde enfant, sa petite fille, Astrid se promenait dans les jardins du palais, profitant du paysage blanc qu’elle aimait tant. Un contentement sans nom l’envahit car qu’il était bon de se retrouver dans ce froid perçant qui lui rappelait Jaakyl. Et la traînée d’une fine pluie, la recouvra, venue de nulle part. L’instant qu’il lui avait fallu pour réaliser que cette pluie se limitait à son strict périmètre fut également celui où elle aperçut que Hjalmar, qui la suivait, avait tout vu. Le sang dans ses veines s’était gelé, tout son être s’était gelé. Maladroite, elle avait tenté de sortir de sous cette pluie mais cette dernière n’avait fait qu’inexorablement la suivre, empirant son implication. Comment avait-elle pu être si imprudente... Qu'avait-elle fait... La pluie s’était tue, en même temps que ses sens, mais rien ne s’était produit. Sans un mot, il était allé lui chercher une couverture et l’avait couverte auprès des quelques curieux sur le chemin du retour. Avait-elle jamais été plus décontenancée que ce jour-là ? Ce qui s’était produit l’avait fait réaliser que tout n’était peut-être pas perdu. Peut-être pouvait-elle essayer de faire entendre raison à Hjalden ? Adoucir sa haine des mages et un jour lui révéler son secret. Ce projet utopique semblait bien vain. Surtout quand toutes ses tentatives au fils des années ne connurent aucun succès. Néanmoins quelque chose avait changé dans sa façon d’aborder sa propre magie : un rejet moins instinctif. C’est également à cette occasion qu’elle apprit que, bien loin de la soupçonner faire usage de magie, Hjalden pensait qu’elle le trompait. Quelle… tristesse. Ça piqua son cœur mais la vérité était que... ça l'arrangeait bien.
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Une fin d'après-midi début janvier 1003
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Nous avons déjà croisé ce mot plusieurs fois, Duchesse, râla quelque peu Ingvar dont les vieux yeux s’impatientaient.
Une moue légèrement dépitée traversa le visage d’Astrid. Oui, elle le savait, mais ce mot ne cessait de lui échapper. C’était un peu désolant, mais la jeune femme avait appris à ne pas se décourager facilement depuis qu’elle étudiait. En un sens, elle avait l’impression de devoir cette application à ce savoir lui-même, qu’il le méritait.
Magie et savoir semblait être le dilemme de son existence. Au début, apprendre les langues anciennes n’avait été qu’un dérivatif, pour occuper son temps, ses nuits où elle se réveillait trop tôt, pour concentrer son esprit sur autre chose que son angoisse. Et puis… cela l’avait conquise. Apprendre était très agréable, gratifiant et, ma foi, fortement utile. Apprendre ce savoir lui avait rappelé combien elle était ibéenne malgré tout, combien elle avait sa place dans ce duché. Cependant, ses confrontations continues avec sa magie entretenait son trouble, qui devenait de plus en plus grand. Et lorsqu’elle était devenue l’écrin de la Reine blanche de la Rose Ecarlate, le trouble avait probablement été à son comble. Cela s’était produit en 995, deux ans après la naissance de Ljära. Ancienne Impératrice de Faërie, l’esprit lui avait apporté un… point de vue si différent et une lumière et une protection si incroyable que cela avait probablement été la période de sa vie la plus douce. La présence de Titania semblait avoir circonscrit presque tous ses débordements magiques, peut-être car la duchesse avait une meilleure connaissance du contrôle de la magie. Ou autre chose… Qu’importait. Cela n’avait pas duré. Le 1 juin 1002, au retour de la trame alternée… elle avait disparu. La perte l’avait considérablement affectée. Sa mélancolie, ses peurs, avaient trouvé une nouvelle force dans sa solitude, mais peut-être était-il temps. Astrid avait appris à accepter cette part de magie qui faisait partie d’elle mais elle ne s’en sentait pas moins ibéenne. C’était une erreur… une bête erreur qui doit parfois survenir. Cette magie, qui aurait dû être circonscrite à Faërie, s’en était échappé. Elle le leur rendrait bien de bonne grâce, Faërie et Ibélène n’étaient pas faits pour se mêler, s’entraider peut-être, mais… Il valait mieux que chacun reste à sa place. Alors elle était donc une erreur, ne haïssait ni sa magie ni les Faës, mais ça ne la rendait pas moins ibéenne.
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« Racine » ? Pleine d’espoir.
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Non. Catégorique. Astrid faillit défaillir. Elle qui y mettait toute sa bonne volonté…
La tempérance posée de la nuit semblait avoir une bonne influence sur elle, dont la vision plissée était revenue se fourrer sur cet affreux obstacle. C’était au moins la trentième fois qu’elle le croisait, mais impossible de le retenir. Ingvar, le savant qui lui enseignait les langues anciennes, était d’une grande patience depuis presque quatorze ans qu’ils avaient commencé à lui apprendre les langues anciennes. Il était également un de ses oncles. Lorsqu’elle avait manifesté le désir d’apprendre les langues anciennes, il avait été de bon ton de choisir comme précepteur un des membres de sa famille qui étudiait justement ce domaine. Malgré ce lien, Astrid n’avait pas choisi de lui parler de son secret, trop suspicieuse. Elle s’était trahi un jour d’étude, inondant les pages du livre qu’ils étudiaient. Il lui avait alors appris qu’il était déjà au courant, sa mère (sa sœur) lui ayant demandé conseil il y a longtemps sachant sa position plus relative à l’égard des mages. Il devint son meilleur allié pour dissimuler son secret, surtout depuis que son fils avait reçu ses dons. Seule, cela lui aurait été impossible car un accident pouvait survenir n’importe quand. C’était également de lui qu’elle savait le peu de choses qu’elle avait bien voulu lui demander sur sa magie. En un sens, il était une des rares personnes à être presque un véritable ami. Elle pouvait compter sur lui. Comme ce jour-ci qui l’avait marqué plus qu’elle ne l’aurait cru, en 996…
S’il était un fait certain, c’était que Jaakyl était ce qui lui manquait le plus. Ses mers gelées, sa sécurité. Alors que Ludwig avait huit ans, Astrid avait obtenu la permission de l’emmener chez ses parents, dans son domaine d’origine – peut-être plus pour sa propre satisfaction mais elle souhaitait également sincèrement lui montrer cette part de ses origines. Un incident terrible s’y était produit, une journée où elle avait profité que sa mère s’occupait de Ludwig pour se promener avec son père. Oh, ils ne s’étaient pas bien écartés mais quel fut leur surprise quand ils surprirent un ours s’approcher d’eux, le corps prostré à même le sol, ses pattes le tirant plus que ne le soulevant. Jaakyl, comme la plupart des domaines bordant la mer, était connu pour ses nombreux ours polaires mais aucun n’avait jamais eu un tel comportement. Son père l’avait néanmoins immédiatement mise en arrière et en avait profité pour appeler des hommes. Astrid se souvenait de lui avoir crier d’attendre. C’était… un sentiment diffus, qui tiraille, impossible à saisir quand bien même on sait qu’il y a quelque chose. «
Non ! » Elle était restée si longtemps paralysée avant de comprendre. Titania l’y avait bien aidé. «
Mon…
Familier… » Ces mots lui avaient échappé alors qu’elle écoutait ses explications. Double choc. Triple choc. Elle qui n’avait jusqu’ici jamais dit à son père qu’elle était mage. Mais, le choc était encore plus grand pour elle à qui cette magie ne cessait de se rappeler.
De cette journée, il lui revenait les discussions interminables avec son père, furieux, et sa mère, qui tentait de l’apaiser. Elle se souvenait d’avoir tenté de se ré-approcher de cette créature si énorme, que d’habitude les hommes craignent tant. Après tout, l’ours blanc est probablement l’un des plus grands prédateurs terrestres. Aucun mot n’était sorti dans l’esprit de l’un ou l’autre. Pourtant, c’était bien son Familier. Après être restée de longues heures incalculable assises en face lui, il avait bien fallu partir. Astrid ne savait rien d'eux. Ses parents promirent de garder un œil sur lui, afin qu’il ne soit pas chassé. Le jour où elle quitta Jaakyl, la dernière fois qu’elle le vit, un malaise l’avait saisi, sans qu’elle ne puisse en comprendre l’origine. C’était bête… mais toute cette histoire la touchait. Comment ? pourquoi ? Cela avait-il de l’importance ? Elle n’était pas sûre de pouvoir tout comprendre. C’est sorti d'on ne sait où qu’elle avait réfléchi à lui donner un nom durant le chemin du retour. Björn… Le monde ne souhaitait-il que lui complexifier la vie ? Même la présence de la Reine Blanche n’avait pu apaiser sa mélancolie ce jour-là. A son retour, Ingvar lui avait appris ce qu'il savait sur les Familiers. Et parmi toutes ses choses que ces créatures mourraient si le mage renonçait à sa magie. Voilà qui remettait sur la table l’idée de prendre la potion de Mortessence dont ils avaient discuté tant de fois. Astrid ne savait à nouveau plus à quel dieu se vouer. Les quelques fois où elle l'avait revu avaient été toutes aussi étranges...
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Duchesse Astrid ? s’enquit finalement Ingvar, inquiet de la voir si lointainement perdu dans ses pensées.
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Veuillez m’excuser, murmura-t-elle, contrite, un doux sourire sur les lèvres, mais il cachait bien mal ce qui la rongeait et le savant en était fort au courant. Aussi crut-il bon de remettre sur la table ce sujet qu’ils avaient de nombreuses fois aborder et qui ne se résolvait jamais.
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Vous n’avez toujours pas pris de décision ?
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Non, soupira la Kyréenne, retrouvant un instant le moelleux des fourrures bordant le dos de la chaise de la bibliothèque. Le pire des sujets… Presque.
En fait, si. D’un coup, la jeune femme s’était redressé, se souvenant d’une décision qu’elle avait prise il y a quelque temps mais dont elle n’avait pu encore lui parler.
La question du filtre de Mortessence était très épineuse. Dès que le savant avait découvert sa condition, il lui en avait parlé, de cette potion capable d’annihiler toute magie… A peine devenue Duchesse, si proche de se faire découvrir et exiler, ou pire, c’est à cette époque que l’idée l’avait la plus tentée. Pourquoi ne pas l’avoir fait ? Astrid n’en savait toujours rien… Certainement la peur de prendre une décision si définitive à l’égard de quelque chose que, finalement, elle ne comprenait pas. Et puis, il y avait eu Titania, puis Björn. Sans parler de ces personnes qui avaient découverts son secret et n’avait rien dit, Ingvar, Hjalmar… Tant de choses qui l’avaient déstabilisées. Cette magie méritait-elle qu’elle l’éradique ? Etait-elle si mauvaise ? Non, Astrid ne parvenait pas à la considérer de façon si sectaire... Elle avait considéré plusieurs fois le fait de s’enfuir, de s’expatrier à Lorgol dans le plus grand secret, mais ça non plus, elle n’avait pu s’y résoudre. Avec le temps, elle était devenue la Duchesse de son peuple et… les trahir lui semblait inconcevable. Sans parler de Jaakyl… Tous comptaient beaucoup pour elle. L’attentat de Svaljärd avait finalement été… la pire épreuve de sa vie. Ses petits soucis magiques avaient en comparaison parus si insignifiants. Le feu, la mort… la destruction. Comment avait-elle pu croire si longtemps qu’elle avait vécu dans la peur alors que la peur était ce que toute cette ville avait expérimenté ce jour-là. La famille impériale n’avait pas été épargnée mais c’est tout le peuple kyréen qui avait souffert. Elle les aimait… elle avait appris à les aimer autant que ses compagnons de Jaakyl. Ils étaient bien plus semblables que ce qu’elle avait pu imaginer à l’époque, recluse dans son domaine d’origine. Elle s’était dévouée corps et âme pour les aider, avant de devoir partir vivre à Ibelin. Elle voulait être une bonne Duchesse... et avait à cœur leur intérêt.
Alors, non. Elle ne pouvait pas juste s’enfuir. Ni sa magie, ni Valkyrion ne méritaient d’être trahi parce qu’elle était le fruit du mauvais hasard du Destin. Malheureusement, elle n’était pas seule en cause… Ses enfants étaient tout aussi menacées. Si elle s’enfuyait, cela leur porterait préjudice. Les emmener, elle n’en avait pas le droit. Si sa magie était découverte, on chercherait à savoir si ces enfants étaient aussi compromis. Peut-être leur laisserait-on une chance s’il n’avait pas de pouvoirs… Elle espérait que Hjalden ne voudrait pas expatrier ses propres enfants s’ils étaient dépourvus de magie. Quoique la guerre qui avait début l’avait grandement fait douter. Et cette trêve n’était que provisoire…
Sans parler que d'autres personnes avaient découvert ses secrets durant l'année 1002, lors du Tournoi des Trois Opales. Jehanne d'Ansemer l'avait surprise alors que ses pouvoirs se manifestaient, incontrôlés, et nul autre que l'Ordre du Jugement en avait également eu vent. Une terrible erreur dont elle se serait bien passée... Bientôt le seul à ne pas être au courant serait Haljden. Malheureusement, si Jehanne avait été d'accord pour garder le secret, l'Ordre s'était montré moins magnanime et comptait la faire chanter en échange de son silence. Astrid ignorait comment y réagir, comment s'en sortir mais... Cela lui causait une peine intense de risquer de causer du tord à Ibélène. Toutes ces raisons faisaient que prendre une décision était devenue obligatoire.
Astrid reposa doucement sa plume, qui gagna le bois dans un bruit léger.
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Je pense que je vais prendre la décision de la donner à Ludwig…
Ingvar sursauta, toisant de ses yeux inquisiteurs ceux de la duchesse bien éteints. Cette trêve était peut-être la meilleure accalmie qu’ils auraient pour agir. Surtout que depuis qu’ils étaient à Ibelin, la menace s’amplifiait sérieusement sous l’œil de la famille impériale. Heureusement, que cette dernière était préoccupée par bien d’autres choses… même si la Duchesse ne pouvait s’empêcher d’être touchée par leur malheur.
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Peut-être…, on sentait dans la voix d’Ingvar toute la retenue qu’il préconisait face à l’idée de la Duchesse,
devriez-vous en parler à Hjalden ?
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Peut-être…
… Rien n’était moins sûr. Hjalden… Elle aurait aimé lui faire confiance, mais n’était jamais parvenu à le faire. Ce qu’elle avait vécu dans la trame alternée l’avait néanmoins… particulièrement remuée. Comment, même dans une autre vie, avait-elle pu en arriver à souhaiter sa mort ? Et ce n’était semble-t-il pas le désespoir qui l’y avait conduit. Sa monstruosité l’avait amenée à relativiser ce qu’elle pouvait penser de Hjalden et ses sentiments à son égard… Choses sur lesquelles elle ne préférait pas trop s’appesantir. Tout était suffisamment envenimé. Néanmoins, peu importe la façon dont Astrid avait continué à songer de lui dévoiler son secret, chaque fois cela se soldait par des fins dignes d’un cauchemar. Sûrement était-elle pessimiste mais… L’espoir ne lui était pas permis autrement que dans ses moments les plus intimes. Il pourrait sinon lui coûter trop gros. Elle ne pouvait faire qu’avec la prudence et constamment partir du pire. Quelle horreur que le jour où cette épidémie s’était déclenchée… Elle avait bien cru que la fin était arrivée. Elle s’était donc préparée au pire et avait essayé de tout faire avec Ingvar pour préparer le départ en cachette de Ludwig s’il le fallait… Heureusement, une étrange maladie s’était déclarée dans le palais et tout de monde avait eu les symptômes de l’épidémie des mages. Cela faisait bien longtemps qu’Astrid n’avait pas eu autant de chance. Et la jeune femme était loin d’être stupide. Cela ne pouvait être une simple coïncidence, quelqu’un avait cherché à protéger d’autres personnes possédant de la magie au palais. Mais qui ?
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Peut-être qu’il y a d’autres alliés vers qui se tourner, plus proche qu’on ne le croit… reprit-elle enfin, dans un murmure. Ingvar lut dans ses yeux où elle voulait en venir. Lui-même en était venu à la même conclusion concernant cet évènement. Là-dessus, ils étaient tous les deux bien d’accord. Mais il ne fallait pas trop éveiller toutes les oreilles indiscrètes que les murs pouvaient receler…
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Alors, au fait, ce mot ?
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Euh… « ardoise » ?
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Non, c’était « feuille » ! claqua cette fois sa voix emportée, dépité qu’il était.
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Désolée… marmonna-t-elle évadant son regard sur le côté, honteuse. Mais au fond, ces moments étaient ceux où elle se sentait le plus libre, et le mieux.