Elle n'a pas peur du vide, Elise. Ni du noir, ni du fond du gouffre bien qu'elle n'ait jamais fait plus qu'apercevoir les eaux tumultueuses. Elise n'a peur de rien, pense-t-elle. Plus petite, elle avait peur des griffons qu'on peut parfois apercevoir de l'autre coté. À présent, ces créatures lui paraissent minuscules, comparées à celles qui vivent dans les grottes du gouffre. Les observer, c'est ce qu'Elise préfère faire de son temps libre. Et personne n'y voit rien à redire, pas même ses parents. Elisha a bien essayé de l'intéresser à l'alchimie, mais elle s'est vite rendue compte que sa fille y était indifférente.
Tout ce qui l'attire et la fascine, ce sont ces silhouettes noires dont le passage provoque des sursauts dans les ponts de corde. Au point le plus bas du village, là où les dernières alcôves ne sont guère habitées car le bruit des griffes sur la roche est trop proche, le grondement des créatures trop bruyant pour qu'on puisse y trouver son confort ; là elle se tient, dès que l'occasion se présente. Là elle se penche, guettant leur vol, espérant qu'un d'entre eux la remarque finalement. Ce jour-ci ne fait pas exception, et l'enfant a ramené avec elle un panier de gourmandises, dont elle se repaît tout en gardant un œil sur le gouffre, assise au bord du vide.
Le bruit d'ailes qui s'approche la fait se relever tant bien que mal ; il faut qu'elle soit debout pour mieux y voir, et vite. Le bruit s'approche et Elise chancelle, son équilibre déjà perdu ; elle commence à basculer quand une forme se précipite sur elle, ses griffes tendues. Un cri de surprise lui échappe, quand les larges ergots la repoussent sur la terre ferme, déchirant le tissu de sa tunique et lui coupant le souffle. L'enfant tombe à la renverse, sonnée. Elle a mal là où les griffes du dragon l'ont poussé, mais au moins est-elle en vie. Alors qu'elle se redresse en grimaçant, une voix la fait sursauter. Une voix si puissante qu'il lui semble qu'on lui parle directement à l'oreille. Est-ce que...
est-ce que le dragon s'adresse à elle ? «
Sois prudente, petite humaine. C'est de la stupidité de s'approcher autant du bord. Souviens-toi que tu n'as pas d'ailes. »
La dragonne, pas le dragon. Les yeux d'Elise s'agrandissent. Elle est là, sous ses yeux, à quelques mètres. Son ton est moqueur, mais l'enfant ne se vexe pas. Sous le charme, elle s'avance à nouveau, s'arrêtant cette fois à un mètre du vide. La créature aux écailles charbonneuses bat des ailes pour se maintenir à sa hauteur, et les questions se bousculent dans la tête d'Elise. Pourquoi l'a-t-elle sauvé ? Un rire résonne dans son esprit, suivi d'un mot, ou plutôt d'un prénom.
«
Subtile. »
Un sourire fleurit sur les lèvres d'Elise, qui n'en croit pas sa chance.
«
Elise ! » crie-t-elle pour être entendue au dessus du bruit des ailes.
«
Je n'ai rien demandé, petite humaine. Mais ainsi, peut-être me souviendrai-je de toi. Si tu ne glisses pas à nouveau d'ici là. »
La voix est pleine de malice. Et aussi vite qu'elle est apparue, la dragonne plonge, sûrement pour rejoindre ses congénères. Malgré son cœur qui s'emballe, Elise file à travers les dédales de Roc-Epine, courant vite raconter la rencontre à ses parents. Son père sourit, passant une main affectueuse dans ses cheveux. Tous deux sont sceptiques et se demandent s'il ne s'agit pas d'une invention de l'enfant. Mais les mois et les années qui passeront, changeront leur avis. Bien avant ses douze ans, on racontera déjà à Roc-Epine comment un dragon d'Onyx s'est attaché à la fille du baron de l'Orangeraie. Quand à démêler les exagérations d'Elise des véritables faits... Curieusement, aujourd'hui encore, Subtile ne dément pas les folles aventures de l'enfance d'Elise.
«
Subtile ! »
Elle est désormais assez grande et assez agile pour se faufiler plus loin, plus près des cavernes abritant le Vol d'Onyx. Ses parents l'ont mise en garde plusieurs fois, et il faut dire que sa chute manquée n'a rien fait pour refroidir son goût du danger. Pour parvenir jusqu'à la corniche préférée de Subtile, elle doit s'aventurer sur un passage terriblement étroit, mais Elise n'a pas peur. Après tout, si elle tombait à nouveau, Subtile ne la rattraperait-elle pas ? Elle appelle à nouveau la dragonne, mais sa silhouette enroulée sur la corniche ne semble pas réagir. Seul un léger frisson agite les écailles de son cou, et même quand Elise arrive enfin près d'elle, la créature massive ne bouge toujours pas. D'autres n'auraient pas osé déranger son sommeil - contrarier un dragon étant un manque évident de bon sens...
«
Je pars à l'Académie demain ! »
Les bras croisés et un large sourire aux lèvres, elle guette la réaction de la dragonne, qui ne tarde pas. Les billes obscures s'ouvrent soudain, la fixant avec intensité. Elle garde pourtant sa position, sa large tête posée sur ses pattes et sa queue enroulée autour de son corps.
«
Félicitations. Crois-tu que je ne le savais pas déjà ? Nous aussi avons des oreilles, et tu n'as pas manqué d'en informer tous les humains de Roc-Épine, avec ta voix qui porte loin. »
Le ton est taquin, sardonique ; Elise ne s'en offusque pas pour autant, habituée aux piques de la dragonne. Mais une forme de déception l'envahit, de voir que Subtile ne se soucie guère de ses histoires d'humaine, ni du fait que si Elise est prise à l'Académie, elles ne pourront plus se voir autant.
«
Bien. Je vais te laisser tranquille, alors. »
Elle se retourne et s'apprête à s'éloigner, le cœur lourd et les épaules basses. Et si elle n'était pas prise à l'Académie ? C'est tout ce à quoi elle pense, ces derniers jours.
«
Tu ne devrais pas autant t'inquiéter, petite humaine. »
La voix qui résonne dans son esprit la fait se figer, surprise. Par dessus son épaule, elle jette un nouveau regard à la créature d'ébène. Son puissant cou s'est redressé, sa tête fièrement levée tandis que son regard continue de la scruter.
«
Penses à aujourd'hui, pas à demain. »
Des paroles qui lui resteraient en tête. Une ancre à laquelle s'accrocher, pour les années qui suivraient. Et cet espoir que la dragonne ne l'oublie pas. Qu'elle ne soit pas juste une fourmis dans sa vie, un parasite dont elle aurait toléré les babillements.
Celle qui vient de Roc-Epine. Celle qui a eut l'entretien le plus court de cette année. Autant d’appellations qu'on murmure dans son dos, dans les sublimes couloirs de l'Académie. Elle n'est pas sourde, Elise. Elle s'est faite quelques amis, mais surtout, beaucoup d'ennemis. Il faut dire qu'elle fait parfois mentir la réputation des lagrans, en s'emportant trop facilement et en exprimant trop vite le fond de sa pensée. Quand elle a parlé d'un dragon du Vol d'Onyx auquel elle se serait liée d'amitié, ce fut la goutte d'eau en trop.
La menteuse. Son nouveau surnom, qu'on s'empresse de répéter. Elle aimerait ne pas être touchée, se murer dans l'indifférence comme sa mère le lui recommande dans leurs échanges de lettres. Elle sait aussi que sa mère réglerait la question avec ses poings plutôt qu'avec des mots, et parfois cette option est tentante, mais il est hors de question qu'elle soit renvoyée de l'Académie pour une histoire aussi stupide. Elle endure donc en silence, et c'est avec ses yeux qu'elle se contente de brûler ses détracteurs.
Comme son humeur, ses résultats sont changeants, influencés par une adolescence chaotique. Quelque chose ne tourne pas rond chez elle, Elise en est persuadée. Petite, elle cauchemardait de ne jamais être mage, ou même d'être mage du sang. Puis, cette peur fut remplacée par celle de ne pas être acceptée à l'Académie. À présent, Elise est certaine d'échouer ses études. Alors en troisième année, sans plus de cérémonie, elle chasse de sa vie la plupart de ses amis. Une seule chose importe et exige toute sa concentration : réussir, et devenir Chevaucheuse. Ils la distraient, invente-t-elle comme excuse.
La menteuse devient soudain
la lunatique, ou encore
la folle.
Plus seule que jamais, elle reste tout autant distraite - comme perdue dans un monde de rêves et d'illusions, dans lequel elle n'aurait jamais quitté Roc-Épine, sa famille et Subtile. Pourtant, elle persiste et avec un an de retard, décroche son diplôme. L'avenir semble lui sourire, mais Elise n'est plus que l'ombre de l'enfant joyeuse qu'elle fut autrefois. Elle se rend quand même à la Caserne de la Flamme, terrifiée de ce qui l'attend. Et si tout ça n'avait servi à rien ? Si aucun dragon ne voulait d'elle ? Jamais elle ne pourrait le supporter.
Elise se sent comme un morceau de viande, observé sous toutes ses coutures avant qu'un prédateur n'ose s'en saisir. La plupart des dragons ne lui ont jeté qu'un bref regard avant de s'éloigner, mais certains s'attardent, peut-être par pure curiosité... Ou par véritable intérêt ? Elle sait que ce n'est pas le Chevaucheur qui choisit sa monture mais bien l'inverse, pourtant, à l'idée que l'une de ces créatures la choisisse, un noeud douloureux se forme au creux de son ventre. Leurs écailles sont sublimes, chatoyantes. Mais Elise cherche une perle noire dans cette tapisserie colorée. Elle sait bien que Subtile n'est pas là. Pourquoi serait-elle là ? Sans doute n'a-t-elle pas l'intention de se lier un jour, de combattre dans cette guerre qui n'est pas la sienne. Qui sait, avec les dragons ? Elle presse les paupières dans l'espoir de mieux chasser ses espoirs.
Une voix tonitruante la fait soudain sursauter.
«
Poussez-vous ! C'est mon humaine, le premier qui l'approche, je lui lacère le ventre ! »
Elise ouvre soudain les yeux et se retrouve nez à nez avec plusieurs mètres d'écailles noires. Levant lentement la tête, elle croise le regard courroucé de Subtile. Rêve-t-elle ?
«
Tu en as pris, du temps, petite humaine ! Je suis arrivée il y a deux jours. »
Un rire nerveux lui échappe. Non, c'est la réalité ; elle tend les doigts et effleure la surface tiède des écailles, ses lèvres dessinant un « o » d'étonnement. Comment est-ce possible ? Jamais elle n'a osé avouer à la dragonne son rêve naïf d'être
sa Chevaucheuse. Même en retournant l'été à Roc-Epine, année après année - et même en lui ayant parlé de son désir de rejoindre la Caserne de Flamme.
«
Je n'y crois pas... Tu es bien là. »
Des larmes de joie lui remplissent les yeux et elle est tentée de se blottir contre la dragonne, mais il y a trop de regards braqués sur elles, et elle n'est pas certaine que les Chevaucheurs soient supposés avoir ce genre de geste, ni que Subtile le prendrait bien.
«
J'ai dix neuf ans, tu ne peux plus vraiment m'appeler petite.-
Ne joue pas à la plus maligne, Elise. Je te rappele que tu vas devoir monter sur mon dos, et y tenir le plus longtemps possible. Es-tu sûre de vouloir faire de la voltige dès le premier jour d'entraînement ? -
Tu sais bien que je n'ai pas peur du vide.-
Oh, mais je ne serai pas toujours là pour te rattraper par la peau des fesses.-
Eh ! Ce n'est pas comme ça que ça s'est passé !-
C'est ta parole contre la mienne... »
Il y a quelques jours encore, Elise pensait ne jamais avoir à prendre part à une guerre. Être formée à la bataille est une chose bien différente que de la connaître véritablement, et à présent, elle s'en rend compte. Le chaos mugit autour d'elle. Elise est pétrifiée. L'enfant qui n'avait peur de rien, la voilà qui se sent comme une poupée de chiffon, juchée sur le dos d'une géante, plusieurs griffons et leurs voltigeurs fondant sur elle. C'est Subtile qui la sauve de cet instant d'égarement, n'attendant pas ses instructions pour soudain plonger dans un épais nuage. La Chevaucheuse s'accroche tant bien que mal à la selle, surprise. La voix de la dragonne tonne soudain dans son esprit.
«
ELISE ! Ressaisis-toi ! »
Son cœur bat la chamade, ses yeux cherchant un point de repère dans la brume blanche qui les entoure et les masque pour l'instant à la vue de leurs opposants. Son équilibre retrouvé, elle saisit avec plus de fermeté son bâton et tâche de retrouver sa concentration. Chaque battement d'ailes de Subtile augmente les chances qu'elles sortent du nuage et soient à nouveau prises pour cible par les trois Voltigeurs. Le sort qui prend forme lui arrache de l'énergie, mais pas assez pour être vraiment risqué ; quand enfin elle le relâche, la forme de Subtile et de sa cavalière se duplique, l'image fausse s'élançant vers le haut à grands coups d'ailes. Prenant la direction opposée, la vraie Subtile plonge à nouveau, jusqu'à ce que la brume se dissipe et qu'elles aperçoivent les dunes d'Erebor.
Le pays où est née sa mère. À nouveau, cette hésitation, ce frémissement de l'échine. Mais Elise se secoue, son dévouement aveugle arrachant les derniers de ses doutes ; l'un des Griffons mis en déroute ne s'attend pas à ce que Subtile fonde sur lui par en dessous. La gueule de la dragonne se referme sur la cuisse du Voltigeur tandis que ses griffes labourent le flanc du Griffon. L'animal pousse des cris de douleur perçants, mais il lâche un bruit plus insupportable encore quand Subtile enfonce davantage ses crocs dans la chaire de son Voltigeur, et d'un mouvement sec, le projette dans les airs. Elise sent quelques gouttes de sang l'atteindre, et sous ses yeux ronds, le Voltigeur tombe comme une pierre en direction des dunes. Sa bête se débat jusqu'à se libérer de l'emprise de la dragonne, et filer à son tour dans l'espoir de le rattraper en vol.
Elise n'attend pas de voir s'il y parviendra. Sans qu'elle ait besoin de le lui demander, Subtile s'élance déjà vers une autre cible. Du bout des doigts, elle fait apparaître autour d'elle une multitude d'épées fictives. Les lames d'apparence acérées filent dans l'air en direction du prochain Voltigeur.
Il est temps de faire danser l'ennemi, au son d'une mélodie certes illusoire mais à la conclusion on ne peut plus mortelle.
Deux mois de néant. Deux mois, qu'est-ce que c'est, dans une vie ? Elle s'est souvent interrogée sur qui elle avait pu être dans ce temps différent, ce monde brisé.
Si elle s'était éveillée, elle aurait ouvert les yeux sur un quotidien bien différent du sien. Plus doux, sans doute. Aux couleurs de sable et aux accents chantants. De l'Orangeraie, devenu Kamar. Élevée par sa mère en Erebor, ayant grandi dans une caravane de marchands dont elle a pris la tête à l'âge adulte. Entre ses doigts, nulle magie. Dans le ciel, aucun signe de Subtile. Seulement le désert, le commerce et les bras d'une Cielsombroise pour réchauffer ses nuits. Un destin étonnamment plus simple, moins semé d'embûches.
Mais si l'on proposait à Elise de choisir entre ces deux vies, la Chevaucheuse n'hésiterait pas un seul instant à garder la sienne. Qui ne le ferait pas, quitte à détruire ses chances d'échapper brièvement au chaos par un tour du Destin ?
+ Maladie/Roc-Epine/Remède
+ première fois Geneviève
+ petit frère/magie du sang/farce à base d'illusion
(...)
L'intrigue 2.3 parle des vies alternées des personnages. Merci de la mentionner ici pour indiquer ce que ton personnage avait comme vie alternée.