Histoire
Je suis né chez les Ciselâme. Cela ne vous évoque peut-être rien, ou, si vous prêtez attention aux petites gravures au fond de vos tiroirs, vous avez vaguement l'image d'un atelier d’ébénisterie. Mais à Rhodron, lorsque vous naissez Ciselâme, tout le monde entrevoit votre devenir avant même que vous ayez conscience d'exister.
Mages du Sang. On nous tolère, ni par empathie, ni par crainte, juste parce que nous avons toujours été là, dans l'ombre d’un décor familier. Si vous faites affaire dans nos établissements, il ne vous sera jamais présenté que les émergés, ceux dont la couleur des pupilles s'accorde avec votre conception esthétique. Et tandis qu'une transaction est faite, nous sommes là, à l'arrière-boutique et dans les ateliers aux fenêtres toujours soigneusement voilées.
C'est ainsi qu'on m'a appris à vivre. Calfeutré, dans l'ombre, les yeux baissés. Bien avant d'ailleurs qu'ils se cerclent de carmin.
Je nourrissais à l'époque cette lubie pour la poésie et les chansons, et pouvant encore circuler relativement librement dans la ville, j'assistais avec un enthousiasme certain à toutes les joutes verbales, à tous les récits de conteurs. J'avais appris beaucoup en observant ; rythme, palindromes, anaphores,... Tant et si bien qu'un beau matin, j'ai annoncé à mon père que je souhaitais suivre une formation à l’Académie.
Mon pauvre géniteur s'est d'abord étouffé avec de l’air. Puis il s'est approché, tout près, comme pour me faire une confidence. Je me souviens presque mot pour mot de son sermon.
« L'Académie c'est pas pour toi, qu'il m’a dit.
C'pas pour aucun de nous. Dehors les gens savent pas. Y comprennent pas. T’peux poéter autant qu'tu veux, mais ici. Viendra un jour où t's'ras comme moi. Il m’a fixé avec une intensité presque flippante, pour que je voie ses pupilles, que je comprenne bien ce qu’il entendait par là.
Je sais pas quand, mais je le sais. La chair de ma chair, pas de doute. Et quand ça arrivera, tu verras comme t’avais la belle vie, avant. Je veux dire maintenant, là. Il dut se rendre compte que ses paroles m’effrayaient, car son ton s’adoucit.
Écoute, gamin. Quand ça arrivera, t’pourras lutter contre. Certains ont pu, prend ton cousin, lui l’a pas d’sang dans les yeux. Mais tant qu’tu sais pas c’que c’est, c’que ça fait, t’peux pas savoir c’que tu feras. S’t’arrives à l’rejeter, j’te met d’côté tous les fleurons pour l’voyage. » Moi, j’étais ravi, convaincu que je rejetterai en bloc le fléau.
Pas trois ans plus tard, je l’ai reçu, mon héritage. Mon père s’est arrangé pour faire revenir à Rhodron un mage du Sang qui, paraît-il, avait été autrefois formé par mon arrière grand-mère. Je l’ai haï, ce vieux fossile qui venait pour teinter le pourtour de mes pupilles ; je me suis rendu sciemment exécrable pour qu’il m’oublie et qu’il abandonne l’idée de me former. Mais cette vieille branche n’a pas cillé, il a tenu à enseigner l’arrière petit-fils de celle qui lui avait autrefois appris, aussi capricieux soit-il. Il ne lui a pas fallu beaucoup de temps pour me faire changer d’avis.
Dès les premières leçons, il m’a été difficile de conserver la mine boudeuse que je m’efforçais d’afficher afin de masquer mon intérêt grandissant pour ce qu’il racontait. Ce n’étaient que des mots, ceux-là mêmes que je me plaisais à modeler dans mon temps libre, et pourtant ils avaient un écho particulier, comme si cette magie nouvellement éveillée en révélait une nouvelle interprétation.
J’ai découvert toute une dimension de sensations insaisissables sans le Sang. J’ai appris à accepter ce que je considérais jusqu’alors comme une malédiction, celle qui empêchait mon père de m’accompagner dehors la journée, qui emprisonnait tous ces malheureux dans les bâtisses, à l’abri des regards qui jugeraient le leur. Je me suis émerveillé des possibilités que m’offrait cette nouvelle facette, réalisant que j’avais contemplé la vie comme un amblyope durant quatorze ans. J’étais désormais sensible au vécu des êtres que je croisais, et étonné de l’incroyable expérience que je devinais chez mon maître.
Ma première expérience d’éveil a été un désastre. Le bois s’était déjà mué en quelque chose qui ressemblait vaguement à une figure quand je suis revenu sur mes pas, indécis quant à la conscience que j’allais y attacher. Mon enseignant m’avait pourtant fait réfléchir longuement au caractère que je lui donnerais ; et je l’avais travaillée, mais soudainement cette voie ne me plaisait plus et j’ai balayé d’un revers de main le trait principal que j’avais choisi quelques heures plus tôt. Et si mon petit être de bois était doté d’humour plutôt que de curiosité, l’exercice ne serait-il pas plus ludique ? Ou finalement, n’était-ce pas plus intéressant d’en faire une figure aventureuse ? Le pantin de bois, dont l’apparence se stabilisait jusqu’à mes désistements, s’est mis à se tortiller, faisant onduler sa matière à la recherche de l’essence que je lui avais retirée. A la fin ne subsistait plus qu’une espèce de rondin difficilement associable à une silhouette humanoïde, qui semblait lutter pour faire émerger sa conscience ; je l’ai dissoute avant qu’elle ne se brise d’elle-même. Cet apprentissage par l’erreur m’a rendu pointilleux et réfléchi au regard des consciences que j’éveillai par la suite.
Mon Maître d’apprentissage parlait peu de lui-même, mais je suis parvenu, au détour d’un éveil exceptionnellement réussi, à le faire évoquer des bribes de sa vie. Il dévia rapidement sur les Vivenefs qu’il semblait connaître sur le bout des doigts. Le sujet me fascinait, et lorsque j’ai été en mesure de me spécialiser dans l’un des aspects de la magie du Sang, le modelage semblait tout indiqué.
Après treize années à me former, mon instructeur a quitté Rhodron. Nous n’avons pas eu l’occasion d’éveiller une Vivenef, mais il m’a transmis l’ensemble de ses connaissances théoriques à ce sujet en complément de ma formation de modeleur. J’ai traîné dans l’atelier pendant encore deux ans avant de prendre la route pour Lorgol, dont mon maître avait longuement évoqué le port et les Dames de bois, avec pour but de mettre ma magie à leur service.
J'entreprends une traversée du continent, mais je réalise assez rapidement qu'il me sera trop compliqué d'avancer seul. Mes yeux cerclés de rouge me forceraient à me déplacer de nuit et à l'écart des routes principales. A Edenia, je croise la Caravane des Plaisirs, qui remonte justement vers ma destination. Appréciant la discrétion du convoi, je m'y joins jusqu'à Lorgol. Finalement, à l’aube de mes trente ans, j’ai atteint la capitale des peuples libres, dont l’intitulé était pour moi lourd de sens.
Non sans mal, je suis entré en relation avec les capitaines des beautés amarrées au port de la Ville Basse. Rares sont ceux qui ne montrèrent aucune méfiance, mais pas un, du fait de leur condition tout aussi légale que la mienne, ne se permit de me reprocher d’exister.
Au fil des années, ma réputation s’est façonnée. Ma magie m’a permis de consolider les quelques réparations sommaires réalisées sur les ponts et les proues. J’en ai découvert de nouvelles subtilités en la pratiquant. Je me suis épanoui comme jamais je n’aurais pu à Rhodron ; j’avais la confortable sensation d’être à ma place, de faire ce pourquoi j’étais né.
Le revers de médaille était la solitude. En dehors de mon activité auprès des pirates, j’avais à vivre caché, toujours. Mes contacts se limitaient aux échanges, aussi intéressants soient-ils, que j’avais avec les figures de proue. Des courriers de Lagrance me parvenaient parfois, mais ne pouvant pas m’étendre sur les détails de mon travail de peur qu’un tiers pose les yeux dessus, les lettres échangées restaient très superficielles.
Alors pour me rassurer, je soliloque.
J’ai vieilli. Je me prends parfois à regretter d’avoir rejeté les quelques propositions de rejoindre les équipages qu’on a pu me faire. Il me plaît de prétexter n’être intéressé que par les fleurons, mais en vérité c’est l’angoisse de ne pas savoir m’intégrer au sein d’un équipage qui me retient.
Pendant la belle saison, alors que la plupart des vaisseaux pirates sillonnent les mers en quête de quelque navire chargé de butin susceptible d’endommager leur charpente, je disparais du port vide de la Ville Basse pour passer quelques semaines dans l’Archipel. Je peux facilement y trouver un coin tranquille où travailler du bois sans éveiller les regards inquiets ou méprisants.
C’est sur une plage, si loin du continent, que je rencontre Isonade pour la première fois. J’ai remarqué quelque chose d’inhabituel dans l’eau, semblable à un corps qui se laisserait dériver. Je suis convaincu de percevoir un battement ; c’est vivant. Les vagues chaudes me ballottent à hauteur de hanche tandis que je m’approche. Un lamentin. Il n’est pas effrayé ; dans ses yeux brille un intérêt qui me renvoie à ma propre curiosité.
Bonjour. La voix qui résonne dans mon esprit m’arrache un hoquet de surprise, et je jurerais que le lamantin a sursauté de concert avec moi.
Je m’appelle Isonade. Il me faut quelques minutes supplémentaires pour comprendre qui s’adresse à moi.
Je retarde mon retour à Lorgol pour échanger longuement avec elle, puis nous décidons de regagner le continent. Elle suit le navire à bonne distance, mais dès notre approche des côtes, le lamantin ne peut plus suivre. L’été touche à sa fin et les eaux continentales sont trop fraîches. J’ai une trouille terrible de me retrouver à nouveau seul, mais son intonation calme me rassure.
Je serai avec toi.Elle tient sa promesse, mon Isonade. Attentionnée, elle me répond lorsque je parle tout seul, elle me sort de ma torpeur sociale en me poussant dans le bon sens. Il me plaît de m’installer dans un coin de la taverne qui donne sur le port. C’est là que se rassemblent souvent les équipages de pirates, que je m’amuse à associer aux vaisseaux que je connais en fonction des aventures qu’ils évoquent. Parfois, un capitaine m’aperçoit et identifie celui à qui il a confié l’entretien de son navire, m’invitant alors à sa table. Dans ces cas-là, c’est Isonade qui me pousse à me lever et les rejoindre, souvent avec une pique salée comme de l’eau de mer concernant mon isolement.
Deux ans plus tard, je rencontre Rhéa. Je l’avais déjà vue au port, mais de loin seulement - la Dame avait déjà à son bord un charpentier, jusqu’à tout récemment. Son vécu millénaire et ses récits me fascinent, elle est d’une complexité captivante. Échanger avec elle m’enivre, comme sous le joug d’une sirène. Ainsi, lorsqu’elle me propose de rejoindre son bord, je peux difficilement refuser. Isonade n’a jamais caché le brin de jalousie que lui inspiraient mes échanges avec les figures de proue, et je m’inquiète de quérir son avis. Une fois le lamantin convaincu, j’accepte la proposition de Rhéa. Me voilà pirate.
Sur l’Audacia, une nouvelle vie commence. Je laisse derrière moi la boutique de Rhodron et son odeur de sciure fraîche, la peur de croiser quelqu’un du regard en faisant face au soleil et mon patronyme. Plus de Ciselâme.
La Poutre est désormais tout ce qui suit Olivier. Petit sobriquet dont m’avait baptisé un des capitaines en m’observant travailler, je l’ai toujours considéré avec un amusement détaché, pour finalement me dire, pourquoi pas ? Il est vrai que j’ai cette particularité d’utiliser mes cinq sens pour jauger le bois qu’on me met entre les mains. Pourquoi le goût serait-il plus étrange que le toucher ? Pour estimer la qualité d’un bois, toute information est bonne à prendre.
Les années défilent, et Olivier la Poutre s’intègre dans le milieu pirate, beaucoup mieux que ce que j’aurais imaginé.
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Pendant le livre I : Si bien intégré, si à l’aise sur les planches de l’Audacia qu’on peut parfois m’entendre hurler sur un mousse. Je ne suis pas méchant, mais je prends mon rôle très à coeur ; la protection de Rhéa est ma priorité. N’importe qui ne monte pas à son bord sous ma surveillance, et ceux qui ont le malheur d’abîmer ses boiseries subissent mon courroux. Vous confondre en excuses ne vous sauvera pas de la demi-heure d’insultes vociférées à même le conduit auditif.
Mon visage passe d'ailleurs par toutes les couleurs imaginables cette fois où des griffons se posent sur le pont. L’Orichalque qui vogue à nos côtés n’en mène pas large non plus, avec sa cargaison de dragons. Mais la tempête qui nous menace accapare l’attention, et mes râles pour conserver le lustre des boiseries se relègue à une préoccupation de second plan ; si l’Audacia part s’éclater contre quelque rocher, il n’y aura plus rien à préserver de leurs griffes.
Ce jour-là, la tourmente de Messaïon mène les navires sur le rivage de l’Île des Murmures. Les Amoureux du Vent, mages du Sang exilés lors de la Trêve, y vivent cachés. Incapables d’éveiller de nouvelles Vivenefs, ils offrent un triste spectacle qui me serre le coeur. Leurs créations sont folles, brisées.
Je me perds sur cette île, confus, tiraillé entre admiration et désolation. Rencontrer ces façonneurs de Vivenefs qui connaissent ces navires sur le bout des doigts, mages qui manient le Sang comme je ne le saurai jamais, est une opportunité sans précédent. Je m’émerveille de leur sagesse, de tout ce qu’ils savent de plus sur une magie que je côtoie pourtant depuis toujours. Carmine, qui s’avère être la modeleuse de Rhéa, m’inspire un respect qui relève de la légende. Et pourtant, ce sont eux qui ont éveillé les carcasses de bois échouées sur les plages, les soeurs de l’Audacia, consumées par la folie. L’enlèvement des enfants au Carnaval des Miracles quelques jours plus tôt était de leur fait également, solution à leur besoin de sang neuf pour l’éveil. Et par-dessus la désolation des Dames de bois, la réaction de quelques-uns parmi les équipages, les Voltigeurs et les Chevaucheurs, m’a fait amèrement comprendre que la magie du Sang ne serait pas si simplement acceptée.
Je me conforte en me disant qu’en définitive, bon nombre d’entre nous ont pris part à l’éveil de nouvelles Vivenefs. Le capitaine de l’Audacia en personne a offert son sang, me rendant plus fier que jamais de servir sous ses ordres. J’ai pu assister à ces rituels, m’imprégnant de chaque détail pour en comprendre le sens au travers de mon regard rouge. J’ai même pu proposer mon assistance pour l’éveil de l’une d’entre elles, qui même si elle a été moindre, est restée pour moi une expérience unique.
Lors de notre retour sur le continent, je m’entretiens longuement avec Carmine, évoquant les Ciselâme et leur semblant d’intégration en Lagrance, spéculant sur la probabilité que d’autres familles de mages du Sang soient également cachées dans les recoins d’Arven. Je lui parle de Rhéa et de mon admiration pour elles deux ; de toutes ces Vivenefs que j’ai pu rencontrer et qu’elle-même avait connues ou modelées ; de la Fait-des-Bulles, inaccessible, que j’imagine esseulée au fond de l’eau depuis si longtemps ; des espoirs que j’ai quant à notre intégration en Arven.
Dans l’année même, les attentes que j’évoque à Carmine trouvent des échos. L’Ordre des Magies Libérées demande la réhabilitation des mages du Sang en créant des Anges Pleureurs par la magie de l’Automne. La créature qui s’invite sur le pont sème la panique, et en sentant la conscience qui l’habite, je ne fais pas exception. Pour une fois, l’instinct prend le dessus sur le professionnalisme et je préfère fuir plutôt que me prendre de curiosité pour l’Ange.
J’approuve le message transmis par l’Ordre des Magies Libérées, je suis d’ailleurs très concerné ; mais a posteriori, j’ai du mal à ne pas condamner la violence de la méthode employée. C’est la même rengaine pour le coup d’éclat lors du Tournoi des Trois Opales, que j’ai vécu des gradins. Leurs actions ont essentiellement terrorisé les masses et se sont attiré les foudres de l’Impératrice de Faërie. La victoire des combattants est fêtée, mais les jours à venir pour les mages du Sang ne s’annoncent pas aussi festifs.
L’accession au trône de Gustave de Faërie renverse la tendance, répondant aux revendications de l’Ordre. Malgré mon enthousiasme, je me rends compte que les gens changent peu, toujours réticents et craintifs. Elles sont désormais libellées
acceptées, mais l’attitude envers mes prunelles reste la même.
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Pendant le livre II : La guerre, la paix, cela n’a pas vraiment d’importance, la situation à mes yeux de carmin est la même. Certains racontent que les rapines seront plus aisées maintenant que les armées sont occupées par le conflit.
A ce propos, d’ailleurs, je peine à me mettre au niveau. J’ai appris le maniement du sabre un peu sur le tas lorsque j’ai intégré l’équipage de l’Audacia, mais la danse du combat n’est pas un domaine où l’on peut pointer mon excellence. Je suis maladroit, et lors d’un abordage, estoquer les adversaires m’est moins essentiel que de protéger l’intégrité du vaisseau. C’est une affaire de motivation, et ce sont parfois des colères noires qui animent mon bras armé, notamment lorsque Rhéa a essuyé des dégâts sous les canons ennemis au préalable.
A la fin du printemps, je m’éveille d’un long songe aux allures de réalité. Ils sont nombreux à avoir rêvé, comme moi, d’une alternative à leur existence. Je suis soulagé de pouvoir revenir m’accouder au bastingage de Rhéa et j’évoque peu les détails qui ont animé cette vie paraissant être celle d’un autre. L’expérience vécue m’a permis, par la suite, de ne plus jamais douter de mon choix de vie.
Une épidémie de grippe cloue l’Audacia à Lorgol ; nous devrions naviguer au lieu de jeter l’ancre pour une maladie aussi bénigne !
A peine m’en suis-je plaint que le mal se love dans mon corps. Les courbatures et la fatigue sont tenaces, mais je peux leur résister ; beaucoup plus qu’à cette fièvre qui, lorsqu’elle m’arrache du sommeil, me rend complètement délirant. J’oublie le compte des jours, je vois parfois des visages connus, flous, qui viennent à mon chevet pour en repartir aussitôt, et des myriades de couleurs sans nom qui défilent dans leurs paroles.
Lorsque je retrouve un peu de sens, j’apprends que Rhéa elle-même n’est plus en état de naviguer, et que la « grippe » qui n’en est pas une a contaminé tout le continent, ciblant vraisemblablement les mages - et c’est une chance, cela signifie donc qu’une partie de l’équipage est opérationnelle, avec un teint plus frais que le mien.
Le retour dans le monde des vivants est difficile. Bien que l’antidote de Roc-Épine soit efficace pour contrer la maladie, je n’ai rien trouvé pour me remettre de l’inutilité flagrante qui m’a caractérisé ces quelques mois, ni pour me défaire de ce sentiment de n’être qu’un potentiel dommage collatéral dans une guerre qui ne m’intéresse même pas.
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TRAME ALTERNÉE (Intrigue 2.3 La Roue Brisée)
→ Mes pensées s’égrainent et finissent par se perdre quelque part dans un recoin de mon inconscient. Je n’ai aucune idée de ce qui me préoccupait il y a dix secondes, mais je n’ai pas d’autre choix que de laisser filer ma réflexion. Mes mains frottent mécaniquement une étoffe contre du bois pour le lustrer ; je réoriente mon esprit vers ma tâche.
Mes yeux se posent sur un comptoir. Pas n’importe lequel ; celui de l’atelier de Rhodron. Je m’arrête, parcours du regard la pièce avec un calme perplexe. Mon esprit, comme engourdi, s’actionne lentement et je ne me demande ce que je fais ici qu’après de longues secondes. Un effort de mémoire ne suffit pas à savoir comment, pourquoi et quand j’ai pu quitter le pont de Rhéa pour finir en Lagrance. Je parlais à la figure de proue, j’en suis persuadé, pas plus tard qu’hier ! Ou était-ce le jour d’avant ? Sans importance, nous étions en pleine mer, loin de Lagrance !
Je ne semble pas être blessé, ou dans un état qui aurait nécessité mon retour à l’atelier familial. Aucun moyen de me souvenir. Est-ce un rêve ?
Un torrent de bruits aigus m’arrache à mon incompréhension. Deux gamins entrent dans la boutique dans une explosion de cris et de rires, ils se courent après sur plusieurs mètres avant de foncer droit sur moi. Le plus jeune des deux s’agrippe fermement à mes jambes.
Des petits, il y en a parfois qui courent sur le pont de l’Audacia, et considérant l’insouciance et l’inconscience d’un enfant, je n’ai jamais été très à l’aise avec cette idée. Là, mise à part la barque qui traîne dans un coin de l’atelier et dont le vernissage semble tout frais, il n’y a rien à abîmer. Cela ne me rend néanmoins pas plus serein, je suis bien incapable de savoir quoi faire avec la créature qui ne lâche plus ma jambe.
Je me détends lorsque passe dans l’embrasure de la porte le visage d’une femme.
« Ah, je lâche sans masquer mon soulagement,
ce sont les vôtres ? » Elle me sourit sans répondre, comme si ma demande (sans compter ma détresse !) l’amusait. Elle s’avance vers moi et je parviens à reculer d’un pas en dépit de son rejeton, songeant que la tendance à ignorer le périmètre de confort de chacun est probablement un défaut de famille.
« Les nôtres, » corrige-t-elle en s’approchant davantage.
Après un interminable échange alternant entre surprise, incrédulité, suspicions, accusations, colère, larmes et inquiétude, j’ai fini par la croire, probablement par usure. Aussi, parce que le plus jeune a un air de Ciselâme qui ne vient certainement pas d’elle.
Je ne peux cependant m’empêcher de les quitter après quelques jours. J’ai essayé, j’ai fait l’effort de prétendre croire à cette vie, mais j’ai bien vu que je n’étais pas le mari et père que cette supposée épouse souhaitait que je sois. Je savais que quelque part au nord d’ici, l’Audacia m’attendait. Je les ai plantés là, à Rhodron, pour retourner à Lorgol sans rien emporter que ma conviction que cette existence n’était pas la mienne.
J’ai choisi de me souvenir des quelques jours que j’ai passés à Rhodron avec eux. Je garde ce souvenir comme un présage du mauvais parent que je pourrais être ; il me conforte dans le choix de ne pas avoir eu d’enfants.
→ Je m’éveille le
19 mai 1002 et
choisis de me souvenir.
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Pendant le livre III : La Chasse Sauvage ne m’effraie guère, les premiers temps. On dit qu’elle sévit sur le continent, je m’en sens protégé par les flots et surtout par Rhéa. Du moins, jusqu’à ce qu’on apprenne que notre chirurgien de bord a été emporté par un de ses cavaliers ; par la suite, j’ai eu peur de la Chasse, comme tout le monde.
A la fin de l’été, un mage outreparleur me contacte pour me transmettre un message de Rhodron. Je ne peux m’empêcher de pester contre ma famille : un outreparleur, au prix que cela coûte ? Je leur ai pourtant bien fait comprendre que je serai en mesure de lire leurs courriers tous les hivers s’ils les destinent à la Taverne de la Rose, à Lorgol. Qu’est-ce qui peut être si urgent ? Je sens l’outre-gêne du mage dans mon esprit. Il finit par déclamer le message qui a été dicté par ma génitrice. C’est ainsi que j’apprends le décès de mon père.
Philippe se montre compréhensif, il accède à ma demande et je débarque aux Deux-Ancres lors d’une courte escale, dans l’objectif de rejoindre Lagrance par la terre pour éviter tout détour à l’Audacia. Après quelques jours, je parviens à trouver un mage des portails qui me rapproche de Rhodron. J’y passe quelques semaines avec ma famille et me recueille dans le petit jardin fleuri qui borde la maison de mon enfance, sous les feuilles dorées du jeune acacia qui a été planté pour honorer la mémoire de mon père.
Je rejoins Edenia où je trouve sans mal un mage des portails qui me renvoie à Lorgol, où j’espère retrouver l’Audacia, mais malheureusement pour moi, le navire n’est pas encore de retour. Je me maudis d’avoir été si pressé que j’en ai dépensé une fortune pour portailler, tout ça pour attendre sur le port que Rhéa pointe le bout de son nez ! Je m’ennuie fermement, tourne en rond, passe mon temps à faire des allers-retours entre la Taverne de la Rose et le port.
Lorsque mes compagnons arrivent enfin, c’est pour amorcer l’hivernage. Ils ramènent une Rhéa qui aurait tout aussi bien put être rafistolée par Ace suite à l’échange de quelques coups de canons avec la flotte ansemarienne. La perspective d’avoir enfin quelque chose à faire me fait oublier mes râles habituels lorsque je retrouve le pont en piteux état et je me mets au travail pour que l’Audacia soit comme neuve avant le début de l’hiver.
Chronologie
▬ 960, le 11 mai
Naissance d’Olivier Ciselâme.
▬ 972, le 27 janvier
Olivier fait part à son père de son intérêt pour la poésie. Ce dernier le convainc de ne pas tenter sa chance à l'Académie.
▬ 974, le 18 septembre
Apparition de la magie du Sang chez Olivier.
▬ 975
Début de sa formation de mage du Sang
▬ 986
Spécialisation dans le modelage
▬ 990, mars
Arrivée à Lorgol, il cherche à mettre ses capacités au service des Vivenefs du port de la Ville Basse.
▬ 995, le 3 juillet
Lors d’une visite à l’Archipel, il rencontre pour la première fois son familier Isonade, un lamantin, en bordure des côtes.
▬ 997, le 7 septembre
Olivier rejoint officiellement l’équipage de l’Audacia et devient charpentier de bord, prenant officiellement le nom d'Olivier la Poutre.
▬ 1001, le 14 mai
Rencontre des Amoureux du Vent. Le retour de quelques-uns d’entre eux le laisse penser que la situation peut évoluer positivement pour les mages du Sang.
▬ 1001, le 14 juillet
L’Ordre des Magies Libérées demande la réhabilitation de la magie du Sang, mimiquant des Anges Pleureurs par la magie de l’Automne.
▬ 1001, novembre
Gustave de Faërie monte sur le trône et permet aux mages du Sang de ne plus avoir à vivre cachés.
▬ 1002, avril-mai
Trame alternée : Olivier s’éveille le 19 mai, et décide de se souvenir.
▬ 1002, août
Il est touché par la maladie qui cible les mages. Il s’en remet rapidement après avoir reçu le remède, mais reste préoccupé par la récupération très lente de Rhéa.
▬ 1003, février
Géralt disparaît deux longs mois, emporté par la Chasse Sauvage.
▬ 1003, le 17 août
Olivier apprend le décès de son père par le biais d'un mage outreparleur.
▬ 1003, le 18 septembre
Profitant d'une escale aux Deux-Ancres, il quitte l'Audacia quelques mois pour rejoindre sa famille en Lagrance, par la terre.
▬ 1003, le 07 octobre
Il atteint Rhodron et passe quelques semaines avec sa famille.
▬ 1003, le 31 octobre
Il regagne Edenia et portaille vers Lorgol, où il est supposé rejoindre l'Audacia.
▬ 1003, le 20 novembre
L'Audacia s'est arrêtée en chemin pour échanger des coups de canon avec les flottes ansemariennes et arrive à peine au port. L'hivernage commence avant qu'Olivier n'ait pu reprendre la mer.