Éléonore de Mascaret

Le 20 Février 987 — Éléonore se souviendrait de cette date jusqu’à son dernier soupir, elle en était certaine.

Ce jour-là, elle avait été réveillée tôt le matin, dans l’ambiance pesante qu’avait amené le deuil de son jeune frère mort-né quelques jours auparavant, par des bruits de pas précipités provenant du couloir. Du haut de ses onze ans, elle s’était rapidement figurée ce qui causait une telle agitation : sa mère avait dû, une fois de plus, être victime d’un malaise et les dames de compagnie s’efforçaient d’apporter au plus vite de l’eau fraîche et un linge à appliquer sur son front. La jeune fille décida donc, comme à son habitude, de se rendre dans la chambre de la souffrante pour lui tenir compagnie durant son rétablissement. Elle enfila rapidement une chemise blanche et sortit de sa chambre pour se diriger vers le couloir Ouest. Seulement, lorsqu’elle arriva devant la porte de sa mère, celle-ci s’ouvrit violemment pour faire place au père d’Éléonore, le teint très pâle et le visage décomposé.

La baronne de Mascaret était partie, emportée par sa fatigue et sa tristesse.

Et Éléonore s’apprêtait à traverser la période la plus dure de sa vie…

Pourtant, depuis le 23 Juillet 976, son quotidien s’était déroulé sans embûches, avec un calme paisible et enfantin. Malgré la déception de ses parents à sa naissance, ils l’avaient aimée profondément et s’en étaient occupés avec bonheur, aussitôt qu’ils en avaient eu le temps. Éléonore se souvient clairement de ces après-midis entiers à jouer avec sa mère ou à se balader avec son père le long des falaises du domaine. Elle avait bien sûr remarqué les moments de faiblesse de sa mère ; des moments où elle s’enfermait dans sa chambre des heures durant, pour en sortir les yeux rouges et fatigués. Mais Éléonore n’osait jamais poser de questions, elle passait ces moments à prier, parfois avec son père, parfois seule ; elle ne comprit donc que bien plus tard à quel point la lutte pour apporter un héritier à Mascaret avait été rude… et bien malheureusement vaine.

Un autre enfant avait pourtant bien fait son arrivée, lorsqu’Éléonore avait cinq ans. Mais au grand désespoir du baron et de la baronne, le bébé était une fille, qu’ils nommèrent Elmire. Au contraire de ses parents, cette naissance était une bénédiction aux yeux d’Éléonore, pour qui la sœur fut source d’un grand bonheur. Au fil des années, ce lien sororal grandit, devint de plus en plus joyeux et harmonieux. L’une pouvait trouver en l’autre une amie, une confidente et une protectrice. Elles assistaient ensemble aux leçons de leurs précepteurs, avec une assiduité toute relative. Elles apprenaient l’une de l’autre et s’entraidaient avec une loyauté sans faille.

Ainsi, elles affrontèrent leur deuil toutes les deux, se soutenant aussi bien que l’on le peut quand on n’a que cinq ou onze ans. Éléonore promit alors à Elmire d’être l’héritier que leurs parents n’avaient pas eu… Elle redoubla d’effort pour devenir celle qu’elle voulait devenir, se concentra pendant les leçons, appris de son père et de ceux qui l’entouraient. Le jour de son dix-septième anniversaire, après un long tunnel de travail appliqué, ses précepteurs reconnurent ces capacités solides de maîtresse de maison et la laissèrent enfin voler de ses propres ailes, s’occupant de la gestion de la maisonnée aux côtés du baron, finalement fier de sa fille et de son accomplissement.

L’adolescence d’Éléonore ne fut néanmoins pas des plus aisées. D’abord, parce qu’elle s’éloignait doucement de sa sœur, le temps qu’elle avait à accorder à leur relation s’amenuisant avec l’âge et les responsabilités. Mais surtout parce qu’Éléonore était perdue. Elle avait grandi dans l’espoir de trouver rapidement un bon parti pour offrir un héritier à Mascaret. Mais tous ses plans furent balayés à l’âge où ses amies bavassaient au sujet des garçons qui les avaient courtisées et des jeunes hommes qui leur plaisaient ; à l’âge où ce genre de papotage ne l’intéressait pas le moins du monde.

En effet, alors que son attirance se dirigeait plutôt vers la gent féminine, Éléonore ne savait à quoi apparenter ces sentiments. Elle ne les reconnaissait ni comme un amour enfantin, ni comme une simple amitié. Quoi qu’il en soit, la jeune Ansemarienne n’aurait jamais osé faire le premier pas dans des conditions si peu communes. Par une fois, elle s’était éprise d’un jeune homme, une seule fois… C’était le fils d’un baron outreventois, bien mis et bien élevé. Mais cette passion fut de très courte durée et, avec le recul, la jeune fille considérait ce rapide attachement comme un dernier espoir de trouver une vie simple, une passade ni réelle ni importante. Tiraillée entre la tristesse d’un avenir compromis et ses ambitions pour sa vie et son domaine, Éléonore vécu quelques années doucereuses, semblant attendre qu’un événement quelconque vienne la tirer cet état expectatif.

Et ce fut durant l’été 992 que cet événement eut lieu. Éléonore fit la rencontre de sa nouvelle dame de compagnie, une jeune fille âgée de quelques années de plus qu’elle, appelée Rosemonde. C’était une femme accomplie, sûre d’elle et assumée, qu’Éléonore admirait énormément. Et doucement cette admiration se transforma en amitié, jusqu’à ce que des sentiments grandissent en elle, après des nuits à parler de la vie, de l’avenir, de l’amour et de la mort. Un jour, Éléonore compris que ses sentiments étaient réciproques ; un autre jour, il y eut ce premier baiser ; et encore un autre jour, elle apprit que Rosemonde était partie continuer sa vie ailleurs, laissant Éléonore plus sereine, mais surtout plus heureuse. Elle avait ainsi surmonté le deuil de sa mère, et elle avait accepté son homosexualité.

Depuis, elle mène une vie paisible, profitant des absences occasionnelles de son père pour s’occuper de son domaine d’une main de maître, volant délicatement de solitudes agréables à conquêtes discrètes. Discrètes, car elle n’a parlé à personne de cette facette de sa personnalité. Seule Elmire semble se douter de quelque chose, et le secret d’Éléonore n’a fait qu’éloigner un peu plus les deux sœurs, dont la camaraderie passée serait difficile à croire pour quelqu’un ne les ayant pas connues enfants. Et leur père ne fait rien pour arranger cette relation. En effet, ces derniers temps, le baron profite du mariage tout récent de sa fille cadette, pour encourager très vivement Éléonore à se trouver rapidement un fiancé, sans succès jusqu’à présent.