Histoire
Avachi à l'ombre d'un arbre, je croque distraitement une énième pomme, non sans me dire qu'il va falloir que j'aille refaire les stocks avant qu'Ortie ne daigne réapparaitre pour que nous partions voler. Si je me présente sans la moindre offrande, elle risque de m'en faire baver, encore plus que d'habitude. Et pourtant, elle y va souvent fort et je n'y prête plus vraiment attention à la longue. Je ne savais pas que les griffons aimaient les pommes soit dit en passant. Ou alors, elle fait ça uniquement pour me contrarier, ce qui ne m'étonnerait pas. A la pensée de ce griffon qui partage ma vie depuis plusieurs années, je ne peux pas m'empêcher d'esquisser un sourire, mes pensées focalisées sur cette réussite inattendue de la plupart des gens que je connais. Je devrais être satisfait, je le suis, d'une certaine façon, de la façon dont ma vie évolue. Et pourtant, il y a bien trop de zones d'ombres qui m'empêchent d'apprécier totalement mon existence et de me dire que je suis parvenu exactement là où je souhaitais arriver.
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Je fronce les sourcils alors que Maelys me regarde avec ce petit air effronté, alors qu'elle a à peine 10 ans. Notre mère s’est inquiétée, une fois de plus, alors qu’elle n’a pas prévenu qu’elle était encore à trainer dans les rues. Je me retiens de la gifler, il parait que la violence n'a jamais résolu quoi que ce soit. Mais, j'avoue, j'ai quelques doutes à ce sujet, surtout la concernant. Elle relève le menton alors que je songe à notre mère et notre sœur ainée qui se tuent à la tâche, à notre père qui passe son temps à inventer tout et n'importe quoi sur une gloire familiale passée dont je n'ai jamais vu le moindre fleuron. C'est fou comme elle peut nous ressembler tellement et être si différente, comme elle peut être une Aigrépine tout en n'étant qu'une gamine des rues qui passe son temps ailleurs, sans rien faire pour aider sa famille. J'essaie de les aider pourtant, de faire ce que l'homme de la famille n'a pas réussi à faire. Mais je veux plus. Je mérite plus que cette vie médiocre qu'ils nous ont offert en nous faisant croire que nous pourrions avoir mieux. Surtout que Maelys semble toujours mieux s'en tirer que moi, comme si les problèmes que nous avons ne l'atteignaient pas.
Alors, forcément, en la voyant agir comme ça, se moquer de tout, je m'énerve et je finis par claquer la porte une fois de plus. Je n'ai que trois ans de plus qu'elle mais elle me semble tellement puérile, irresponsable et j'en passe que j'ai l'impression qu'un gouffre nous sépare. Gouffre que j'ai de moins en moins envie de combler, surtout quand je me rends compte que la magie coule dans ses veines. Et pas dans les miennes. C'est une injustice qui me restera en travers de la gorge jusqu'à ce que je finisse par me convaincre que je n'ai pas besoin de magie pour réussir. J'ai fini par abandonner l'idée de reprendre ce commerce familial qui ne faisait que vivoter et par toquer à la porte de l'Académie. Parce que je suis doué. Pour faire des mélanges, faire exploser des trucs avec des fioles. Et je réussis à devenir un élève que je qualifierais de brillant, en toute modestie.
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Je crois que c’est le jour où j’ai appris que Maelys avait été choisie par un dragon que j’ai décidé de couper les ponts définitivement avec cette famille qui ne m’apportait que des nouvelles qui avaient le don de m’agacer. A toujours parler de la petite fille prodige, bénie des dieux et j’en passe, à qui tout ce qui pouvait arriver de merveilleux arrivait. C’était trop pour moi et je crois que j’étais jaloux. Oh, évidemment, ça n’a pas duré, je me suis rappelé quelles étaient mes qualités et qu’elles surpassaient de loin celles de ma cadette. Alors, j’ai décidé de me présenter à la Caserne de Serre, persuadé que je saurais trouver un griffon qui ferait de moi son cavalier. J’ai mis longtemps avant de me faire accepter par les autres Voltigeurs, qui n’aimaient guère voir un natif de Lorgol essayer de se faire une place parmi eux. Et pourtant, j’ai réussi. Parce que c’est ce que je voulais. Et puis, le plaisir que j’ai pris à voler avec Ortie a dépassé de loin ce que j’avais pu vivre jusque-là. Rien que pour ça, ça valait la peine de s’accrocher. J’ai fini par voler avec elle au-dessus de Sombreciel, à réussir à me faire accepter parmi les autres Voltigeurs et à être reconnu à ma juste valeur. Mes talents de chimiste ne sont plus guère utilisés qu’en cas d’urgence mais je continue tout de même de m’exercer, pour être prêt si c’est nécessaire.
J’avoue tout de même que je me suis demandé dans quoi je m’étais lancé lorsque la guerre a éclaté. Briller, être meilleur que les autres lorsque sa vie n’est pas vraiment en danger est une chose, se battre et participer à l’effort de guerre en est une autre. J’ai pourtant fini par accepter que je ne pouvais plus vraiment reculer. Et puis, à la réflexion, c’est quand même une sacrée opportunité pour moi d’être reconnu et de monter en grade. A force, j’ai tout de même fini par être blessé au front. Heureusement, mon front lui, n'a rien eu, il eut été dommage d'abîmer une figure aussi agréable non ? Et puis, je n'ai rien subi que le temps ne puisse réparer et c'est tant mieux. Mais j’ai été obligé de prendre du repos, de m’éloigner quelques temps. Après plusieurs années à voltiger sans dommage, je suppose que je peux m’estimer heureux de n’avoir été que légèrement blessé. J’en ai profité pour me dire que j’avais besoin de distraction et autant dire que ce n’était pas l’idée de l’année. La fête traditionnelle du Savoir à Svaljärd a été cauchemardesque. Et c’est sans parler du moment où la Caserne a été incendiée. Pour la première fois depuis longtemps j’ai eu peur pour quelqu’un d’autre que moi-même. Autant dire que la sensation est quelque peu déroutante et que je me suis retrouvé à aider mes camarades pour les sortir de là, que j’ai combattu des sentinelles et que je m’en suis sorti sans une égratignure. Malgré tout, j’ai tout de même l’impression de voir se cumuler les catastrophes depuis quelques temps. Et de voir que cela fragilise l’empire pour lequel je me bats ne me plait guère, autant le dire tout de suite.
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Et puis, les choses ne sont pas allées en s’arrangeant. Il y a eu cette épidémie, qui a semblé comme voler la magie. J’avoue, une part de moi a plutôt apprécié de voir ce désastre en action mais, au final, j’ai pris conscience que les conséquences pourraient tout autant nous porter préjudice qu’à nos ennemis. Alors, j’ai mené mon enquête. Avec plus ou moins de succès, l’opération s’avérant pour le moins délicate alors que les mages que je traquais ont fini par me repérer. Mais finalement, j’ai réussi à progresser parmi eux, jusqu’à me retrouver à Roc-Epine, me sentant tout de même bien en minorité parmi ces mages malades qui cherchaient désespérément un antidote auprès du Patriarche. Et il a réussi à être convaincu que notre groupe ne leur voulait pas de mal, ne voulait pas éradiquer les mages, tout du moins, pas via cette maladie. Nous avons pourtant suscité des questions et de la méfiance, les gens ne sachant pas vraiment à quoi s’en tenir avec nous. Mais nous avons obtenu les antidotes à distribuer avant de nous escamoter vers notre empire le plus rapidement possible. Et puis, je ne me voyais pas vraiment agir autrement, le regard de chacun pesant sur moi.
J’ai été à mon retour sermonné par mon capitaine et, bien plus important et intéressant, j’ai réussi, grâce à cette histoire, à gagner un peu plus de respect de la part de mes camarades. Qu’ils ne connaissent pas toute la vérité m’importe peu. Qu’ils croient les mensonges que j’ai pu servir aussi et qu’ils pensent que j’ai réussi à traquer des mages, que j’ai même réussi à en capturer mais qu’il est mort avant d’arriver à la Caserne, me convient tout à fait. Ce qui compte, c’est qu’ils aient fait ce pas vers moi.
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Je sursaute, alors que je vois des enfants courir devant moi. Je crois que je me suis assoupi en réalité. Et je ramasse la pomme qui m'a glissé des doigts, l'essuyant sur le revers de ma manche en fronçant les sourcils. Ces gamins m'agacent, même s'ils sont loin de le faire autant que les garnements de Lorgol. Dont Maelys faisait partie donc. Je ne sais pas pourquoi je pense à elle là, tout de suite. Peut-être à cause de la journée des Anciens à laquelle j'ai assisté il y a quelques jours et qui s'est particulièrement mal terminée. Je l’ai juste croisée alors qu’elle me demandait ce que je fichais là et avant que tout devienne noir. C’est là que je l’ai perdue de vue quand les choses ont commencé à déraper et que j’en ai profité pour prendre la fuite avant qu’il ne soit trop tard. J’espère qu’elle s’en est tirée quand même, le contraire pourrait légèrement m’agacer. J'ai une grimace à cette pensée et je lance mon trognon de pomme en direction d’un des gamins, sans vraiment le viser, pas trop en tout cas, avant d'en croquer une autre. Je ne le dirais pas tout haut, mais cette histoire m’a tout de même perturbé bien plus que je ne pourrais l’admettre. Que l’on puisse être attaqués comme ça, au cœur-même de l’Académie, c’est quelque chose que je peux difficilement assimiler en réalité. Mais, comme je suis indemne, on va dire que je le vis mieux que les autres.
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Comme toujours, lorsque je la vois arriver, je me fige, ébloui par la silhouette ébène de cette griffonne qui m'a accepté comme son cavalier il y a quelques années déjà. Personne ne s'y attendait, sauf moi. Je le savais, je le sentais que, à défaut de chevaucher un dragon comme ma sœur, j'arriverais tout de même à faire quelque chose de grandiose. Nous avons mis cinq ans. Cinq longues années à nous apprivoiser l'un l'autre. Et, autant dire que, certains jours, j'ai quelques doutes sur le fait que nous y soyons tous les deux totalement parvenu. Mais, quand bien même elle m'horripile la plupart du temps et que je ne me sens en harmonie avec elle que lorsque nous volons, je sens un élan d'affection incontrôlé qui me gagne quand je la vois atterrir devant moi. J'ai beau fanfaronner, le lien que j'ai avec Ortie est réel, quand bien même elle prend un malin plaisir à me rendre la vie impossible en me balançant des images dans tous les sens, je n'échangerais ça pour rien au monde. Elle me fixe, repliant ses ailes, alors que ses serres claquent contre le sol et qu'elle me fixe de ses yeux d'un bleu si foncé que, parfois, je me demande s'ils ne sont pas noirs. Je me relève d'un bond, lui lançant une pomme qu'elle attrape du bout du bec avant de lui faire une révérence des plus exagérées… et de me prendre la pomme de plein fouet dans la tête. Je laisse filer un rire avant de me frotter la tête et de lui lancer une autre pomme.
Pire qu'une vieille carne. Je sais, je vais le payer, elle commence déjà à m'envoyer des images plein la tête. Mais peu m’importe. J’ai besoin de me changer les idées après tout ça et elle aussi je suppose.
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Je soupire, alors que je regarde autour de moi, sourcils froncés. J’ai encore du mal, parfois, à me dire que je suis bien revenu, que je suis vraiment là. Pourtant, un coup de tête d’Ortie me ramène souvent à la réalité. Un peu trop d’ailleurs. Cela fait plusieurs semaines déjà que la Chasse m’a libéré. Ou que je me suis enfui, je suis incapable de me rappeler comment les choses se sont vraiment passées. Mais je me souviens avoir recherché Maelys, paniqué à l’idée qu’ils lui fassent quelque chose, qu’ils arrivent à la trouver avant moi. Qu’elle soit la personne qui m’ait permis de me réveiller me laisse un goût particulier en bouche et j’essaie de ne pas y penser trop souvent.
Je sursaute alors que je vois un voltigeur faire une chute douloureuse. Une de plus alors que le reste de la caserne continue de murmurer que, sans les dieux, nous ne seront plus rien. Je lève les yeux au ciel, manquant de les interpeller alors que nombre de souvenirs me reviennent brusquement en tête. Où étaient les dieux quand la Chasse elle-même est intervenue pour relever Octave le jour de son couronnement ? Où étaient-ils quand les momies ont envahi le domaine des Séverac lors des noces de Melsant ? D’aucun diraient que c’était de leur fait, qu’ils ont testé les hommes et leurs réactions. Pour moi, il s’agissait juste de trouver le meilleur moyen de survivre, de veiller sur les gens à qui je tiens et de s’en sortir aussi bien que possible. Difficile de savoir quel était le rôle des Dieux durant ces moments-là, très franchement.
Et ça a plutôt bien marché. J’ai même fini par être nommé Major de division tant j’ai été investi dans leur protection. Le plus amusant ? Je ne l’ai même pas fait dans ce but. C’était vraiment pour veiller sur eux que j’ai agi ainsi mais, visiblement, être désintéressé fonctionne mieux que de se montrer ambitieux voire arrogant.
Je regard le voltigeur clopiner en direction de la caserne alors que j’ai un frisson qui me parcourt l’échine. C’est vrai que, l’espace d’un instant, les choses ont semblé presque être… parfaites. Ou peu s’en faut. J’avais croisé Maelys et on ne s’était pas entretués, nous avions survécu au couronnement, à la rencontre avec la Chasse, aux momies. Et j’avais même fini par m’attacher plus que de raison à Melbren.
Mais c’était avant cette nuit du 4 août 1003. A ce souvenir qui me revient sans que je puisse l’en empêcher, je sens mes mâchoires se contracter. En vérité, je ne me souviens de rien. Juste d’un cri dans la ruelle. Tout le reste n’est que sensations diffuses, des images que je ne saurais dire si elles sortent tout droit de mon imagination ou si elles sont réelles. Je me suis réveillé près de trois mois plus tard, complètement perdu, désorienté.
J’ai quand même réussi à retrouver mes marques, à me glisser de nouveau dans mes chaussures de Voltigeur, de Major même. Arven en son entier est en crise, que ce soit avec ce qui s’est passé à l’Académie ou avec la disparition des interventions divines. Quant à moi, je ne suis plus tout à fait cet idiot arrogant qui a franchi les portes de la caserne il y a quelques années. Les choses ont changé, j’ai changé, même si j’ai encore du mal à savoir jusqu’à quel point.
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TRAME ALTERNÉE (Intrigue 2.3 La Roue Brisée)
→ J’ai été tout ce que je n’ai jamais souhaité être et que je ne serais jamais. J’ai été un mage, de l’été de surcroît. A croire que l’influence néfaste de ma cadette est plus étendue que le croyais. J’avais fait de brillantes études à l’Académie et j’y étais resté, pour finir par enseigner ce que je savais aux nouvelles générations. Et j’aimais à pratiquer des petites expériences sur les gens qui n’avaient pas de compétences magiques. Pour voir comme elles les supportaient, pour voir jusqu’où je pouvais pousser leurs souffrances. Les sous-sols de l’Académie étaient d’ailleurs parfaits pour ça. Mais les choses n’ont pas tourné comme prévu et j’ai plutôt mal fini...
→ Heureusement pour lui, Bastien a tout oublié !
Chronologie
❅ 27 février 971 : Naissance à Lorgol.
❅ Année 987 : Entrée à l’Académie pour devenir chimiste.
❅ Année 995 : Bastien va se présenter aux griffons, il est choisi par Ortie et commence son entraînement, malgré les difficultés rencontrées à cause de ses origines.
❅ 1000 : Contre toute attente, il parvient à devenir Voltigeur de plein droit, à voler par-dessus les cieux de Sombreciel, qui s’avérèrent assez ouverts d’esprit pour tolérer son tempérament et ses origines.
Livre II❅ 27 janvier 1002 : Début de la guerre. Bastien découvre la réalité des combats.
❅ Du 1er avril au 31 mai 1002 : Bastien se retrouve plongé dans une réalité alternée donc il ne gardera heureusement aucun souvenir.
❅ 29 au 31 juillet 1002 : Blessé au front, il profite de la fin de sa convalescence pour le quitter provisoirement afin de rejoindre la fête traditionnelle du Savoir à Svaljärd, qui est le théâtre de sinistres événements.
❅ Août 1002 : L’épidémie de magie fait rage. Bastien veille sur les mages qu’il escorte, sous couvert de recherche de l’un d’entre eux pour le tuer. Personne ne meurt et l’honneur est sauf, c’est tout ce qui compte.
❅ 27 novembre 1002 : Bastien a réussi à s’échapper de l’Académie avant que les choses ne tournent mal et que la Chasse ne soit libérée. Le lendemain, il retrouve, pour la première fois depuis des années, sa sœur.
❅ 10 décembre 1002 : La trêve est entérinée. Bastien la fête avec Maelys, espérant y voir là le début d’une nouvelle ère.
Livre III❅ 29 mars 1003 : Bastien assiste au couronnement d’Octave et à la catastrophe qui s’ensuit. Leur empereur est tué et ressuscité sous leurs yeux, Erebor fait sécession, Melbren manque de mourir et en plus la Chasse fait une apparition des plus remarquées.
❅ 5 avril 1003 : Suite à son investissement et à son implication dans la protection de la famille de son duc, Bastien est promu Major de la division d’Euphoria.
❅ 28 juillet 1003 : Il assiste au mariage de Melsant et de Grâce mais aussi à une invasion de momies en provenance d’Erebor. Bastien fait de son mieux pour veiller sur les invités avec une Ortie particulièrement combative.
❅ 4 août 1003 : Bastien est happé par la Chasse, ayant eu la malchance de la voir durant la nuit.
❅ 12 août 1003 : Il suit son groupe, oubliant qui il est, à la recherche d’Octave d’Ibélène, leur Innocent.
❅ 31 octobre 1003 : La Chasse ayant choisi Maelys comme nouvelle victime, l’esprit de Bastien arrive à se réveiller et il se libère, cherchant absolument à la retrouver pour s’assurer qu’elle va bien.
❅ Fin novembre 1003 : Retourner à une vie normale est difficile. Les accident de voltige se multiplient, les dieux semblent les avoir abandonnés, pour le meilleur comme pour le pire.