feat. Ben Whishaw
« Le désordre des êtres est dans l'ordre des choses. » Jacques Prévert
Shi, shi, c'est la rumeur du pinceau qui court.
Va, va, le soleil sur la toile.
Virevent, le 22 novembre de l’an 986.
Nous sommes en automne, ces automnes sinueux et bravaches qui sont l’apanage de Sombreciel. Une poignée de semaines s’est écoulée depuis mon départ d’Euphoria. En ce temps, la nature toute entière arborait des couleurs tristes, comme une multitude de visages soucieux. Le périple jusqu’aux confins du duché, à l’extrême frontière avec Valkyrion, me sembla s’étendre dans une infinie langueur, mais qu’importe ? Je suis persuadé que les bourrasques de Virevent, un petit hameau battu par le froid, sauront m’élever. Dans la petite baronnie, le temps est rude. Il arrache les guenilles des misérables et éteint les feux dans l’âtre des maisonnées. Les habitants ont des allures filiformes, sculptés par les zéphires l’hiver et les alizés l’été. Un grand sourire débonnaire fend leurs visages, leurs regards sont chaleureux. L’Académie me semble un souvenir que les vents portent au loin, hors de ma portée.
S’il advint que ces feuillets tombent entre les mains d’un autre, et car je ne crois pas en la contingence, je tiens à ne pas demeurer un mystère. Mon nom est Côme. J’aurai beau vous écrire que j’ai vingt-cinq ans, rien n’excuse cette enfantine calligraphie. Si une famille simple mais dévouée m’apprit la persévérance et l’étonnement, je ne demeurais guère longtemps en Sombreciel, terre de mon enfance, entre les rues en perpétuel devenir de l’extravagante Euphoria. À l’âge de quinze ans, je suis entré à l’Académie – l’été était particulièrement brûlant cette année-là. Si je laissais parler ma plume un peu folâtre, je noircirais ces feuillets des mille et une merveilles que recèle un tel lieu et qui émerveillèrent mes sens sept années durant, mais l’heure n’est pas aux grands éclats.
Non, ce que tu dois savoir, lecteur attentif, c’est que le savoir du vivant m’a lui-même porté ici, à Virevent, si loin des univers qui m’étaient chers. Cinq ans à ses côtés, et cette science si lumineuse avait altéré tout mon être et parachevait chacun de mes mots. Toute vie autour de moi resplendissait d’une singularité nouvelle, et je me surprenais à aimer hommes et femmes dans tous les mystères que l’individu entretient avec lui-même. C’est ainsi que la psychologie m’avait capturé dans son long filet d’or et de boue. Après ma spécialisation, âgé alors de vingt-deux ans, avide de mettre à l’épreuve mes connaissances nouvelles et ma curiosité, je suis longtemps demeuré à Lorgol, épaulant parfois les professeurs de l’Académie dans leur quotidien d’enseignants, et papillonnant le reste de mon temps dans les rues de la capitale des peuples libres. Mes années de spécialisation s’étaient effectuées avec brio, ma passion pour le domaine du vivant s’épanouissant à merveille, et de bouche à oreille, quelques bourgeois raffinés de la capitale vinrent me quérir afin que j’assiste leur progéniture en tant que précepteur. Je me fis un nom, sans résonnance aucune au regard des grands savants de ce monde, certes, mais un nom toujours. Puis enfin vint cette lettre de Sombreciel, adressée d’un baron que je ne connaissais que vaguement : Léonce de Virevent. Il me parlait du duché, bavardait sur la qualité des liqueurs cette année-là, et enfin de l’un de ses fils. Je quittais bientôt Lorgol. Mais la réalité de mon histoire jusqu’à aujourd’hui, au fond, importe peu. L’ineffable débute ce 22 novembre, et ma vie recommence avec lui, dans une quête que mon existence toute entière tâchera de m’enseigner : comprendre.
Léonce et Léna m’accueillirent avec une cordialité sans nulle autre pareille ; il semble que leur hospitalité émerveillerait jusqu’à un outreventois. La chaleur qui émanait de leurs sourires et de leurs bavardages apaisait les vents froids battant les hauts murs de leur demeure, toute alourdie de tapisseries et de passementeries fleurdelisées. Je n’ai de cesse d’admirer ces deux braves âmes, baron et baronne débonnaires, parcourant Virevent avec la droiture d’un chevalier et la générosité d’un roi. La lettre qu’ils m’avaient adressée à l’Académie était elle-même emplie d’attentions naïves, si frivoles au demeurant, et pourtant si emplies d’espoir. La missive en question s’est perdue depuis dans l’entropie d’enveloppes et de livres de mon petit bureau, au château des Virevent.
Puis viennent Philémon et Armance, frère et sœur aînés, qui dans leurs sourires de jeunes homme et femme semblent prendre très au sérieux la responsabilité du domaine qui, un jour, leur sera accordée. Firmin, le frère cadet, né sept ans après moi, bavarde beaucoup à mes côtés. Entre les haies d’if touffus du jardin, il se confie à moi à cœur ouvert, et lorsque le silence devient trop pesant, il s’exclame : « Mais après tout, ça n’a pas tant d’importance ! » et il rit. Nous nous entendons bien lui et moi, sa candeur rafraîchit mes études minutieuses. Puis enfin, Raphaël.
Virevent, le 17 janvier de l’an 987.
Raphaël ne me regarde pas. Ses paroles se perdent comme son regard dans un vague univers, à quelques centimètres de mon visage. Ses idées semblent tracer un fil dans l’espace, et lorsqu’il abaisse les yeux, tout s’affaisse. De généreuses boucles brunes cerclent son front encore juvénile ; tous les éléments de son visage composent une partition cryptée. Les émotions s’enfoncent dans ses traits comme dans du verre transparent, et ne laissent aucune trace. Raphaël voit des choses qui nous échappent.
Je n’ai pas su saisir les sourires transversaux que Léonce et Léna m’adressèrent à mon arrivée, deux mois auparavant. Une seule chose m’est apparue : beaucoup d’espérances étaient placées en moi. En vérité, ma tâche ne consiste pas à enseigner à Raphaël l’étiquette et les savoirs rudimentaires, savoirs avec lesquels il semble composer à sa manière, du haut de ses seize années. Je suis son école de la vie. Si tout le monde ignore quel Haut Mal l’habite, la petite baronnie s’accommode sans heurt de ses apparitions fugaces dans les routines et dans les traditions, dans les chemins communément empruntés qu’il bat avec des branches, foule les pieds nus.
Depuis les plus jeunes années de Raphaël, de nombreux précepteurs s’étaient succédés, davantage pour veiller sur lui que pour tâcher de le comprendre. Il grandit dans un cadre propice à ses fantaisies absconses, dans ce détachement de la réalité que l’on nomme commodément folie sans en percer les secrets. Les premiers temps, il parla peu, mima d’ignorer tout, s’échappait de l’étude dans un sursaut désintéressé, pourchassant des fins qui échappaient au commun des mortels. Le soir, pourtant, dans sa chambre, je l’entendais parler tout seul, et plaquant mon oreille contre les murs froids, il m’arrivait d’écouter longuement ses logorrhées.
Lorgol, le 13 février de l’an 998.
L’hiver s’est déroulé sans encombre, léger, doucereux. Nous sommes à Lorgol depuis une semaine, aux côtés de Firmin et Léonce. Raphaël saisit mon bras dans les rues bondées de monde, et jette des regards hagards, curieux autour de lui. Il parle des senteurs comme des sons, associe le cumin aux musettes des violoncellistes de rue, parle de tous les détails insignifiants sans jamais poser les yeux sur moi. Notre dialogue semble irréel. Lorsqu’il rit, c’est tout un univers qui m’échappe, dénué de logique, de communion. Et puis il montre du doigt une teinture, un pan d’étoffe chatoyant, et il empoigne les manches de la pauvre duchesse infortunée qui déambulait calmement, en s’exclamant soudain : « Alizarine, et là, nacarat, regarde Côme, les nuances, alizarine et nacarat, elles sont splendides. » Et l’infortunée s’en retourne avec un couinement circonspect. Moi, je m’émerveille de sa spontanéité et de sa candeur au-devant de quelques teintes de rouge.
À la baronnie, le quotidien sent bon les routines qui se languissent. Tandis que Léonce et Léna s’affairent dans les rencontres, les pirouettes diplomatiques, que leurs ainés les accompagnes dans les voyages aux quatre coins d’Arven, Firmin, Raphaël et moi demeurons au domaine dans les aléas sans cesse renouvelés de la vie à Virevent. Voilà deux ans que je partage leur agréable chaumière, et la petite famille m’a comme adopté. Raphaël m’apprend plus que je ne lui enseigne, mais j’ai peu à peu renoncé à envoyer mes comptes-rendus à l’Académie.
Raphaël peint. J’ai beaucoup questionné sa famille à ce sujet, et selon eux, il peint depuis toujours, comme un mythe à part entière. Souvent, il lui arrive de cesser toute démarche, abandonnant un pan entier de l’existence pour se concentrer dans un paysage, un portrait, l’étude minutieuse de la frivolité des manches pourpres d’une chemise. Je ne qualifierai pas ses toiles de réalistes, une sorte de brutalité bravache en émane, annihilant les traits précis et le rationalisme classique des peintres célèbres. Raphaël ne sera, non, jamais célèbre, mais tout un chacun se fourvoierai en ne reconnaissant pas son génie. Beaucoup de ses défauts son inéluctables, sa roide indifférence, sa franchise outrancière, mais son talent, lui, est indubitable.
Virevent, le 7 juin de l’an 990.
Léonce est mort ce matin. Il déambulait en forêt, comme souvent lorsque les premières chaleurs de l’été semblaient poindre. Léna ne l’accompagnait jamais, affairée au domaine à des occupations plus prosaïques. Le menuisier de Virevent est venu la tirer de sa torpeur estivale, et en quelques heures, la nouvelles avait jeté son ombre maligne sur le petit hameau. Je rangeais la bibliothèque aux côtés de Raphaël lorsque Firmin est venu nous quérir, les yeux rougis, la gorge serrée. Il n’est pas parvenu au bout de sa phrase, mais après tout, ça n’avait pas tant d’importance. Je me suis précipité, l’ai serré dans mes bras et ses mains se sont agrippées à mes vêtements avec un désespoir sans nom.
Aucune émotion n’a traversé le visage pâle de Raphaël, aux traits à la fois si adultes et si enfantins. Il a observé Firmin un instant sans ciller, les bras le long du corps, puis il s’est emparé d’un pinceau dans la doublure de son veston. J’ai soigneusement conservé le portrait, tout en nuances de bleu, qu’il dressa de son frère. La famille conclut plus tard de son indifférence qu’il n’avait pas saisi la gravité de la situation ; je pense au contraire qu’il avait tout compris, bien plus qu’aucun d’entre nous.
Euphoria, le 29 août de l’an 993.
Raphaël passe de plus en plus de temps à Euphoria. Il a vingt-deux ans, il déambule entre les bordels d’un air ahuri. Il semble avoir acquis avec le temps de ces contenances mouillées d’élégances et de tournures. Il fonctionne par mimétisme, parfois je le surprends à scruter mes traits pour en saisir les logiques profondes, et je demeure immobile, ouvert à ses observations. Je demeure à Euphoria depuis quelques temps, mais Raphaël se passe de ma présence. Il découvre un pan d’univers que je ne saurais lui enseigner. L’envie de revoir ma mère m’étreint, souvent je déambule près de notre vieille masure d’antan, mais jamais le courage ne me permet de franchir le perron. Voilà bien trop longtemps que nos lettres se sont perdues. Raphaël a comme étreint ma vie.
Dans les bordels, il peint les femmes nues. Les hommes aussi, et les portraits s’accumulent dans la chambre que nous louons à Euphoria. Les prostituées apprécient sa présence, de laquelle ne se dégage ni jugement ni présomption, la candeur de son incompréhension émouvant leurs cœurs souvent lourds de secrets. Il est comme un enfant dans cet univers où sexualité et amour sont deux mots perdus dans le néant des syllabes creuses. Ces femmes aiment le regard qu’il porte sur elles, car dans ses yeux, elles ne sont rien d’autres que des femmes. Ses portraits croquent mille et une aspérités du corps féminin, mais c’est comme s’il parvenait à toutes les sublimer, sans fioriture ni canons classiques. Il saisit comme un instant du corps de l’autre, et je me perds dans ses dessins au fusain, dont les rondeurs vous ensorcèlent.
Sur mon bureau, au château des Virevent, des flopées d’annexes et d’études minutieuses reposent, comportementales, analytiques, expérimentales, mais elles me semblent plus dénuées de sens les unes que les autres à mesure que je les observe. Le monde qu’appréhende Raphaël n’a rien en commun avec le nôtre, et cette irruption de moi en lui, de lui en moi, ne s’expérimente pas comme un mal comitial sensé. Je ne suis plus ni précepteur ni savant, comme j’ai cru l’être par le passé. Quelque chose m’échappe inexorablement.
Virevent, le 2 mars 996.
Il y a quelques semaines, lors d’un voyage à Euphoria, Léna a présenté Raphaël au duc de Sombreciel, le fougueux Castiel de Sombreflamme. Le génie artistique et la singularité de mon ami avaient déjà par le passé interloqué quelques duchesses ou barons, quémandant des portraits que Raphaël n’exécutaient qu’à contrecœur, avec désinvolture, ou ignorait la demande en critiquant les tons exécrables de leurs robes ou de leurs pourpoints : « Vert-de-gris et orpiment ne se marient qu’avec les couleurs primaires. » La compagnie d’autrui ne le satisfaisait guère, et seule la singularité de quelques âmes fortes, comme celle de Castiel, le fascinait. Je ne sais pas réellement quoi penser de cet homme, qui semble apprécier ses portraits et sa compagnie.
Virevent, le 12 avril de l’an 1000.
Je sens comme une gueule béante qui s’est ouverte en moi, emplie de crocs luisants, et qui demeure figée dans cet élan douloureux sans jamais se refermer. Voilà bientôt quinze ans que je suis amoureux de ce grand mystère. Il n’est plus temps de comprendre, d’élucubrer, mais d’aimer. Raphaël, tu es le grand mystère de ma vie.
La couleur rumine, rumine.