Mars n’a été qu’un entraînement, une manière de les préparer à la fin du monde. Une répétition, en quelque sorte, boucle après boucle, pour habituer leur corps à la disparition finale. Une mort après l’autre, se dire que disparaître n’est pas si grave, pas si douloureux, savoir poser ses pensées et ses regrets. Mars n’a été qu’un entraînement des dieux – jusque là bien sourds et silencieux qui sont depuis retombés dans leur mutisme – pour les préparer à cette fin des temps ; car le temps dans sa course folle semble lui-même vouloir disparaître, probablement que sa course folle vers la fin a provoqué les sursauts répétitifs du début d’année comme on trébucherait dans l’envie d’atteindre son but.
Mars n’a été qu’un avant-goût de leur fin des temps. Et la réalité, aujourd’hui, est bien plus douloureuse.
Cela fait quatre jours que Gauthier a commencé à perdre ses couleurs. Au début, c’était presque simple de le cacher : il n’a pas voulu alerter ses sœurs et ses frères, déjà passablement agités et en proie à leurs propres troubles. Il n’a pas voulu leur dire au revoir en premier, trop attaché sans doute. Il s’est tenu silencieux, à l’écart des autres. Les a évités dans les couloirs et les salles communes, s’est occupé comme il a pu dans sa propre chambre à lire et relire ses anciennes notes avec une soif renouvelée – s’imprégner de ce qu’il a été et de ce qu’il aurait pu être encore, comme si se gaver de lui-même aurait pu inverser le processus.
Il a prié, en pleine nuit, les dieux qu’il adore et révère depuis vingt ans avec la même ferveur. Pas de le laisser en vie, non. Juste de le laisser exister juste assez longtemps pour terminer leur mission. Répandre la parole du Sans-Visage, avertir les incroyants du danger guettant leurs enfants. Laissez-moi juste le temps.
Quand même son sang sur la pierre se délave, quand à bout de force il ne peut même plus le verser, ne peut plus parler, à l’aube du troisième jour, il sait qu’il est réellement condamné.
Il quitte la tour, le quatrième jour. Va se perdre dans Lorgol, pâle, ombre parmi les milliers, peut-être désormais millions d’habitants qui vivent ici et continuent d’affluer du reste du continent. Il doit faire ses adieux, sachant que tant d’entre eux ne s’en souviendront pas. Il n’a été qu’une figure de fond dans leur vie. Ici, il rentre dans une auberge débordée et passe quelques minutes avec une serveuse qui fond en larmes pour l’étreindre en le voyant. Là, au détour d’une échoppe fermée et barricadée, c’est un adolescent qui lui dit au revoir, sans larmes dans les yeux mais pas loin. D’autres formes encore, d’autres gamines et gamins qu’il a connu en d’autres circonstances, aidé comme il a pu. Les adieux sont compliqués, mais la peine n’est rien quant à celle qu’il pense ressentir plus tard – face à sa famille.
Ou face à sa femme.
Il se décide d’arrêter de repousser l’échéance quand le jour déjà brumeux et gris – aussi gris que lui – est bien avancé. Alors ses pas prennent la direction de la Ville Haute, le portent jusqu’à la guilde des Compagnes qu’il a, cette dernière année, bien trop fréquentée.
On le laisse passer sans un mot : il n’y a plus grand-chose à défendre et pourquoi chercher à arrêter un futur mort ? Son état est déjà bien avancé, pas de doute possible là-dessus. L’assassin sait où elle est, où elle aussi se meurt à petit feu dans l’horreur que devient Lorgol.
Ses pas, sur le sol, ne résonnent presque pas.
« Chasteté ? »
Sa voix ne tremble pas. Ne doit pas trembler.
(Il ne sait pas comment il réagirait s’il s’avérait qu’elle aussi est sur le point de disparaître. )