Les passés partagés

Il avait fait demander à Alméïde quelques moments pour une petite discussion. Ce n’était pas dans ses habitudes, lui le majordome si discret, qui ne demandait jamais rien, qui se contentait de servir simplement et humblement. La demande aurait assurément étonné la dame de Sombreciel, mais elle avait accepté et Césaire l’attendait dans le premier salon des appartements d’Alméïde. Nerveux, un peu. Triste aussi. Déjà nostalgique. Mais ces sentiments il les laisserait invisible derrière la barrière qu’il savait si bien composer. Elle ne devait pas savoir pourquoi déjà il entretenait de telles émotions. Elle ne devrait jamais le savoir. Mais Césaire savait qu’il lui fallait à présent chérir chaque moment passé au palais, chaque discussion partagée.

Il était là, debout, droit, digne. Les habits soignés, ses cheveux coiffés, les mains jointes dans son dos, alors que son regard était posé sur Parangon, exposé ici. Les souvenirs lui revenaient, vivides et clairs, alors qu’il se permettait finalement de l’observer à nouveau avec minutie et attention. Il n’avait jamais voulu laissé son regard s’y arrêter trop longtemps depuis qu’Alméïde l’avait installé ici, comme si craignant que l’intérêt qu’il pourrait porter à l’objet mythique le trahirait. Aujourd’hui, ça n’avait pas d’importance. Il était prêt à partager cette parcelle de sa vie une nouvelle fois, avec quelqu’un qui le comprendrait plus que quiconque. Il voulait le faire, avant de quitter.

Il y a le bruit de la poignée qui tourne, et celle de la porte qui s’ouvre. Son regard reste un instant encore sur le bouclier, avant de bifurquer vers la dame de Sombreciel qui entre ses appartements pour le rejoindre, et il s’incline alors, un doux sourire sur les lèvres, avant de retourner son regard sur Parangon pendant que la porte se referme derrière l’Erebienne devenue Cielsombroise. « Il y a ces toutes petites marques que je lui découvre, elles n’étaient pas là avant. » qu’il lance directement, sans plus de salutation que la révérence qu’il a offert, entrant directement dans le sujet qu’il est venu aborder. Il ne veut pas glisser sur des chemins et tourner autour du sujet ; Il n’a plus le temps, son temps lui est compté à présent. « C’est comme retrouver un vieil ami, après de longues années, qui n’a pas changé que l’on croit, mais que le temps et les événements ont laissé leurs traces malgré tout si on s’y attarde un peu plus. » Car c’était il y a combien de temps, qu’il avait porté à son bras le bouclier pour la dernière fois? Un peu plus d’une vingtaine d’années, il lui semblait. Il ne savait pas même combien lui avaient succédés? Forcément, au moins deux, puisque Alméïde ne pouvait avoir été suivante après lui, toute jeune princesse Erebienne qu’elle était alors. Mais le chiffre pouvait être beaucoup plus grand. Étaient-ils une dizaine, même, à avoir sanglé Parangon sur leur avant-bras, à avoir soulevé l’arme avec aisance alors que pour quiconque d’autre elle serait pourtant si lourde?

Et Alméïde, comprendrait-elle aussitôt ce qu’il lui confiait alors, de cette simples réflexions partagées ?

La demande du majordome, portée par un domestique du palais, a tout d'abord étonné la dame de Sombreciel. Intriguée, elle a bien évidemment accepté de le voir, songeant déjà à quelque difficulté que pouvait rencontrer l'homme ou à un problème lié à la domesticité qui requerrait l'appui du duc ou de l'une de ses épouses. Alméïde a alors délaissé les quelques documents assemblés à la bibliothèque en vue de discussions prochaines avec les divers représentants des guildes présentes dans la capitale, puis elle a quitté les lieux pour retourner dans ses appartements.

Quelques minutes suffisent pour qu'elle parvienne devant la porte désirée et, lorsqu'elle en pousse le battant, son regard est immédiatement attiré par la silhouette digne et droite qui se tient dans la pièce. Un doux sourire fleurit sur ses lèvres. « Bonjour Césaire. » Le majordome s'incline et elle referme doucement la porte derrière elle, sans attendre.

Pourtant, à peine le claquement du bois se fait-il entendre qu'elle se fige. « Il y a ces toutes petites marques que je lui découvre, elles n’étaient pas là avant. » Perplexe, Alméïde se retourne pour faire face au majordome, sourcils froncés. Son regard suit le sien jusqu'au bouclier accroché au mur, puis il s'attarde sur l'homme qui le contemple comme jamais elle ne l'a vu faire. L'Erebienne fait quelques pas, elle s'avance à sa hauteur. Elle s'attendait à beaucoup de choses, mais pas à ça. « C’est comme retrouver un vieil ami, après de longues années, qui n’a pas changé que l’on croit, mais que le temps et les événements ont laissé leurs traces malgré tout si on s’y attarde un peu plus. » Si les paroles semblent mystérieuses, le sous-entendu, lui, ne l'est nullement.

Le silence s'attarde dans la pièce, tandis que tous deux, ils observent le témoin d'un passé révolu. Des souvenirs reviennent à la surface, sous une lumière nouvelle. « Simon m'avait laissé entendre que l'on pouvait vous faire confiance. Je le croyais simplement bon juge de caractère. » plaisante-t-elle, encore un peu surprise, cherchant à digérer cette incroyable nouvelle. Un nouveau silence, un instant de réflexion. Puis quelques mots, sur un ton tranquille. « Allons nous asseoir, voulez-vous ? » Elle-même s'avance vers un canapé et s'y installe, laissant un peu de place à Césaire. Son regard semble plus sérieux quand il croise le sien. « Pourquoi m'en parler maintenant ? Pourquoi pas quand vous l'avez appris ? » Nul jugement dans la voix. Rien qu'une envie de comprendre.