Intrigue 2.6 • La Chasse Sauvage ▬ La Rose Écarlate

Adieu, Mélusine. Tu as été ma vie pendant ces dix dernières années ; ma joie et ma liberté. C’est le cadeau que tu m’as fait, et j’en suis tellement indigne. Nous avons voulu être la lumière qui imposerait paix au détriment de la liberté ; et peut-être avons-nous eu tort. À vous maintenant de dompter les ténèbres… Je te lègue ma mémoire, tous mes secrets, tous mes espoirs ; et je veux croire qu’un jour, tu pourras me pardonner. Je sais bien que j’espère en vain – pour moi, c’est le début d’une nuit sans fin. Vis, mon cher écrin : vis, aime, pleure et crie, tempête et rugis, vibre de cette flamboyante passion qui m’a attirée vers toi, ce premier jour. Rappelle-toi de moi, Mélusine ; moi, je ne t’oublierai pas.

Il ne lui a fallu que quelques secondes, pour te transmettre ces pensées qui forment son testament. Juste le temps d’une inspiration, juste assez pour ouvrir grands les tiroirs de cette mémoire qu’elle t’avait cachée et qu’elle déverse en toi désormais – loin, très loin dans les tréfonds de ton être, là ou tu pourras jamais y accéder, peut-être. Mais tu captes le sang, tu captes la mort, et ce sentiment de trahison insupportable qui t’arrache un gémissement angoissé sous ton voile. Tu te sens sale, soudain, souillée par le poids de crimes que tu n’as pas commis mais que tu vas devoir porter, et tu tentes de retenir Rhéa, de la sommer de s’expliquer – trop tard. Tu n’as même pas le temps de lui faire tes adieux – tu la sens concentrée sur Fantasme, tu captes l’échange de tendresse et d’affection dont tu es exclue, et l’abandon te transperce toute entière. Une pensée se tourne vers toi, et tu perçois le regret de Rhéa – ô, combien tu ressens sa peine en cet unique instant, d’abandonner ce semblant de vie qui était le sien ! Et combien tu la sens désolée, du crime qu’elle a dû commettre pour exister. Mélusine, tu sais, en cet instant crucial, tu sais – tu sais combien elle regrette. Tu as le temps de capter une bouffée de réconfort de Fantasme, puis – plus rien.

Le silence.

Dans ton esprit, il n’y a plus… que toi.
Il n’y aura simplement toi, désormais, pour le reste de l’éternité.

Oh, comme la solitude t’écrase soudain, toi qui as toujours été si entourée ! Comme si un linceul glacé était venu s’enrouler autour de toi pour étreindre ton esprit. Comme si Sithis en personne était venu te prendre la main pour t’entraîner à sa suite sur les dalles des salles du Jugement. « La-la lumière a créé les ténèbres. » articules-tu péniblement entre tes mâchoires crispées, dans une longue plainte chaloupée qui t’arrache la gorge. La lumière a créé les ténèbres – qu’avez-vous fait, esprits millénaires ? Ce que vous avez gagné valait-il le prix inimaginable auquel vous l’avez acheté ? Qui répondra des vies fauchées, des confiances trahies, des serments reniés, des promesses bafouées ? Qui vengera les sacrifiés innocents que vous avez torturés, qui rachètera les rivières de sang que vous avez versées ? L'absurdité de la chose t'apparaît soudain dans sa totalité, et tu es secouée un instant par un fou rire irrépressible et silencieux. Ah, tu t'es crue la championne du bien, pauvre enfant ; et voilà que tu comprends avec quelle folie tu t'es leurrée ! Tu ris, tu ris de toi, tu ris du monde, de tout ; et puis tu fonds en larmes, lorsque l'horreur te rattrape et que ta raison vacille.

Prostrée au pied de l’autel, tu as tendu le bras pour refermer la main sur la hampe sculptée de Vespéral. Désespérément, tentant de chasser cette horrible impression de dégoût qui suinte de l’espace clos dans lequel Rhéa a déversé son legs avant de disparaître, tu serres l’arc contre toi, te balançant machinalement d’avant en arrière, inconsciente de la litanie incohérente de dénégations et de suppliques qui s’échappe de tes lèvres. Tu ne réalises pas que les sombres voiles du Fou ont disparu, eux aussi – tu n’es plus rien, c’est tout ce qui compte – tu n’es plus rien, et tu es seule désormais.

Seule.
À jamais.

Comme pour contredire cette affreuse pensée qui te serre la gorge à t’en étouffer, comme pour nier à ton torrent de larmes sa raison de dévaler ton visage crispé, deux bras viennent soudain t’enlacer, et tu sens une chaleur familière t'entourer pour combattre la froideur glacée de l’arc entre tes mains. Pas seule, non, pas seule à supporter le poids des tourments et le chagrin de l’abandon ; lâchant d’une main Vespéral inerte, tu t’agrippes aux épaules de Hiémain, cachant ton visage contre son cou, malheureuse comme les pierres mais réconfortée de savoir ton mari présent. Pas seule, non. Jamais. La lumière a créé les ténèbres ; mais des ténèbres émerge la lumière. « Sors-moi de là. Ce combat n’est pas le mien – ramène-moi à la maison. Rentrons chez nous, je t'en supplie. »

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