L'ombre de la mort

Les Enfants de Miracles ont en commun avec les Enfants de la Nuit qu'ils glissent parmi les ombres sans la moindre peine. L'obscurité est leur alliée la plus précieuse, les nuages voilent les lunes pour mieux les dissimuler à leur éclat. Dans les rues d'Ibelin, la nuit est froide malgré l'été approchant. Une simple bougie est allumée à une fenêtre, pour guider celle qui est attendue et le reste n'est que ténèbres. Presque.

Liselotte patiente à la lueur d'une seconde bougie, sur un fauteuil de velours pourpre, un fusain à la main, un carnet sur les genoux. Le papier se pare de mille et un traits qui forment peu à peu les idées qui jaillissent de son esprit, les créations qui ne demandent qu'à naître, les parures qui cherchent à s'échapper de ses pensées en ébullition. Le mouvement de ses doigts est frénétique, le grattement du papier est le seul son qui traverse la pièce. Parfois elle pose le fusain, prend son verre entre ses mains et boit une gorgée d'un vin fruité importé tout droit de Lagrance, acheté durant son séjour à Lorgol. Une merveille qui adoucit son palais et éveille un peu plus son esprit alors que la page de son carnet se noircit de ses idées. Des idées qui se mêlent parfois à d'autres, plus noires, plus insidieuses.

Ce matin, elle a tendu un morceau de parchemin à un jeune mendiant de la capitale, pour qu'il l'apporte à un destinataire particulier. Ceux qui voyagent parmi les ombres savent comment se trouver les uns les autres et Liselotte a une idée très précise pour son retour à Ibelin. Récupérer ce qu'elle a perdu. Idée fixe qui tourne dans sa tête, telle une litanie lancinante, pernicieuse. La Confrérie Noire ne répond plus aux contrats. Qu'à cela ne tienne, elle n'a pas besoin de la main d'un autre, uniquement d'expertise et de matériel.

Entre deux traits de fusain, elle entend une latte de son plancher qui grince ; elle aurait pu faire réparer ça il y a longtemps, mais elle aime être avertie quand quelqu'un entre chez elle. La porte, laissée ouverte sciemment, se referme dans un claquement léger et Liselotte lève la tête pour accueillir son invitée. « Merci d'avoir répondu à mon invitation. » Un sourire étrange, presque sans joie, fleurit sur ses lèvres. « Un peu de vin ? »

Tu as été intriguée.
Le meilleur moyen de te faire mordre à un hameçon.

Le mystérieux parchemin est parvenu le jour-même à l’antenne ibéenne par le biais de la Cour des Miracles. Tu aurais pu ignorer la requête de rencontre et personne n’en aurait tiré rancune. La Confrérie Noire a ses occupations et ne répond à aucune autre organisation, ne se plie à aucune volonté, sauf celle de vos dieux. Et ceux-ci ne répondent pas. Tu aurais pu ignorer, oui, sans craindre de représailles de la Cour des Miracles, mais tu es une femme aussi curieuse que désoeuvrée, depuis des mois, et tu as décidé de rendre visite à Liselotte Passefil. Comment refuser ta compagnie à une compatriote cielsombroise, après tout ?

À l’étage de l’Aiguille d’Or, à la nuit tombée, tu es une ombre parmi tant d’autres. Tu es arrivée il y a déjà plusieurs minutes, mais dans le secret de ton silence, tu es allée admirer les robes exposées dans la boutique, soupirant d’envie devant les mannequins parfaitement habillés. C’est presque à contrecoeur, que tu as suivi la faible lueur des chandelles à l’étage, jusqu’à une porte entrouverte. Devant celle-ci, une latte grince sous ton pied et si tu es surprise, tu n’en affiches rien. Tu enfonces davantage ton poids sur la latte coupable, sans chercher à atténuer le bruit, assumant pleinement ton arrivée. Tu refermes la porte derrière toi, puis observe ton interlocutrice. La lueur des bougies éclaire un visage au nez retroussé et aux yeux sombres, entouré de cheveux soigneusement coiffés. Dévoilés, dans le confort de son logis. Attirants, chatoyants et soyeux comme du bronze. Vraisemblablement Liselotte Passefil, propriétaire de la boutique, couturière reconnue à travers tout Ibelin pour la finesse de ses créations. Tu as même fait acquisition de quelques onéreuses merveilleuses, à Lorgol. Le voile que tu portes, ce soir, par exemple, d’un pourpre profond marié à de délicates broderies d’or. Tu pouvais uniquement faire honneur à son art. « Merci d'avoir répondu à mon invitation. Un sourire de convenance, auquel ton masque t’empêche de répondre. Un peu de vin ? Volontiers. »

Tu t’avances jusqu’à la fenêtre et entre tes doigts gantés de cuir, tu mouches la flamme de la chandelle, vous laissant devant uniquement celle aux côtés de Liselotte. Ton regard noir capte, quelques secondes, les tracés au fusain, les silhouettes aériennes parées de créations encore en gestation, avant que tu le poses à nouveau sur la femme. « Votre absence a été remarquée. » Tu as entendu les rumeurs, bien sûr, à propos de son absence - ainsi que celles autour de son retour. Les mendiants ont parlé de sa destitution, de la nouvelle couturière impériale - les Passefil de cet inquiétant silence pendant de longs mois, pas du tout habituel de la part de leur cousine.

La présence de l'assassin ne l'effraie nullement. Au contraire, elle éveille une flamme intense, non pas celle douce et chaleureuse du foyer qui réchauffe et éclaire, mais celle soudaine et vengeresse qui consume tout sur son passage. Les pensées de la couturière sont tournées tout entières vers cet unique but, vers cette envie irrépressible, vers l'objectif à l'importance non négligeable pour son esprit maniaque. Liselotte, malgré sa mesure, reste une réelle enfant de Mirta ; passionnée jusqu'à en perdre la raison. Elle ne s'est jamais laissée entraîner dans les tourbillons vertigineux de l'alcool et des drogues cielsombroises, elle n'a jamais fait de son corps un temple dédié uniquement aux plaisirs. Elle a goûté à tout cela, mais elle n'a jamais perdu le contrôle. Cette fois pourtant, quelque chose l'empêche de dormir la nuit, empêche ses pensées de trouver le calme et la paix. Et elle ne le sait pas, mais il y a un peu de son alter ego d'une autre vie qui ressort de ses faits et gestes depuis quelques mois.

Liselotte verse le vin dans la coupe de l'assassin avec un geste délicat, habitué. La flamme de la seconde bougie s'éteint, les laissant toutes deux à la lueur de la première. Ses yeux se lèvent, son visage reste étrangement insondable. « Votre absence a été remarquée.» Ces quelques mots parviennent à lui soutirer un sourire, né de l'ego, né de l'assurance qu'elle a en son talent. Elle reconnaît aisément le voile porté par l'assassin et en tire une grande fierté, l'orgueil caressé dans le sens du poil. « C'est ce que j'ai cru comprendre. » répond-elle d'une voix calme, posée. Elle a lâché son fusain et ses doigts noircis s'emparent de son verre pour boire une gorgée de vin. « Mon absence a eu des conséquences fort regrettables, j'en ai peur. Mais l'appel de la Chasse est bien plus fort que nos envies, que nos désirs. » Et pourtant, Conquête a su allumer une flamme qui ne s'éteint plus, il lui a montré la voie. Liselotte visualise parfaitement le but à atteindre et les obstacles à écarter sur son chemin pour y parvenir, plus clairement encore qu'autrefois.

« Je vous ai invitée pour remédier à l'un de ces problèmes, justement. » déclare-t-elle. Elle se redresse quelque peu sur son siège, la laine de sa robe d'intérieur se frotte au velours du fauteuil en un bruissement léger – la simplicité de sa tenue est même surprenante pour la couturière extravagante. Son regard cherche celui de son interlocutrice, au-delà du voile, au-delà du masque. « Vous n'exécutez plus de contrats, n'est-ce pas ? Mais êtes-vous en mesure de me fournir ce dont j'ai besoin pour éliminer... le problème en question ? » Elle n'y va pas par quatre chemins, peu désireuse de faire perdre son temps à une enfant de la Nuit. Si celle-ci refuse, elle se renseignera ailleurs, lui souhaitera la bonne nuit. Ou l'invitera à rester pour son plaisir, si elle le souhaite – elle est une hôtesse exemplaire, après tout.